Créer un site internet

Chants de Bernartz : l'analyse

CHANTS DE BERNARTZ DE VENTADORN

Commentaires par Alain Pons

          Considéré comme le plus grand parmi les troubadours, Bernard de Ventadour a acquis une réputation qui n'est pas surfaite. Le lecteur pourra le constater en parcourant cette nouvelle édition comportant le texte original en langue limousine médiévale, la traduction en français, et la musique telle que nous avons pu l'établir en confrontant les divers manuscrits. Pourquoi "chants" et non pas "chansons"? Le terme chants est plus juste dans la mesure où il entend par là tous les différents genres de composition inventés par les troubadours: Vers, Chanso, Tenso, Plaing, Sirventes, Alba, Partimen, TorneyamenRetroencha, Descort, Estampida, Pastorela, Vaquiera, Dansa, Balada, Cobla,  sans parler du Lai (invention de trouvère), et du Sonnet (inventé en Sicile par Giacomo da Lentini, un autre imitateur de Bernard). En ce qui nous concerne ici, notons que Bernard de Ventadour n'a eu besoin que de trois genres lyriques pour élaborer son oeuvre grandiose: Vers, Chanso et Tenso. Nous montrerons plus loin qu'il est le véritable inventeur du genre de la Chanso dont il est le premier à utiliser le mot dans  PC 70,33 que nous avons datée de 1158.  

Bernard de ventadour manuscrit1

1 - LE CORPUS 

          Quelques trente à quarante manuscrits, conservés dans l'ensemble dans les grandes bibliothèques internationnales, nous ont transmis les oeuvres de Bernard de Ventadour; lesquelles n'ont pas bénéficié d'une édition d'ensemble personnalisée. Les chants de Bernard sont disséminés dans des anthologies de chants et classés par noms d'auteurs pour certains (manuscrits C; D; Da; G; Q; R; S; U; V; a), groupés par genres poétiques pour d'autres manuscrits (A; B; E; I; K; M; N; P). Ces manuscrits ont été élaborés au plus tôt une centaine d'années après la vie de Bernard de Ventadour (*ca1135-+ca1184), et donnent parfois des attributions contradictoires. Très rarement, la mélodie, seule, est notée pour la musique (manuscrits G; R; W; X), au-dessus des vers de la strophe I. A l'origine, Karl Bartsch avait réservé les lettres capitales pour désigner les manuscrits en parchemin, et les lettres minuscules pour les manuscrits en papier. Les apports ultérieurs n'ont pu conserver ce genre de distinction.

          En 1872 Karl Bartsch a présenté une liste de 460 troubadours dans son Grundriss (Karl Bartsch: Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur, Verlag von R. L. Friderichs, Elberfeld, 1872). Cette liste numérotée de 1 à 461, ce dernier numéro étant réservé aux textes anonymes, suit un ordre alphabétique dans la langue allemande. Par exemple, le comte de Poitiers est à rechercher à "Graf von Poitou", numéro 183. Chaque troubadour se voit attribuer un certain nombre de chants, classés dans l'ordre alphabétique de leur incipit. Ainsi sous le nom de Bernart de Ventadorn, numéro 70, sont repertoriés les incipits des chants 1 à 45. En définitive, plusieurs troubadours listés ne sont pas auteurs de chants conservés et pour d'autres, il y a des erreurs ou des manques. Cependant cette liste est bien utile pour avoir une vue d'ensemble sur le corpus des troubadours.

        En 1933 la tâche est reprise par deux autres romanistes allemands, Alfred Pillet et Henry Carstens (Dr. Alfred Pillet, Dr. Henry Carstens, Bibliographie der Troubadours, Max Niemeyer Verlag, Halle (Saale), 1933). Ces deux auteurs reprennent la liste de Bartsch, l'améliorent et la complètent, en précisant notamment pour les manuscrits, l'emplacement du folio ou de la page où se trouve chaque chant, éventuellement signalent la présence de musique. Les chants disputés par plusieurs troubadours sont départagés et certaines erreurs sont corrigées, et par ailleurs les listes sont complétées par l'incorporation de manuscrits inconnus du temps de Bartsch. C'est donc ce travail que la communauté des romanistes indique par les lettres P.C. suivies du numéro d'ordre attribué au troubadour concerné : 70 pour Bernart de Ventadorn.  Après la virgule suit le numéro d'incipit des chants. par exemple : PC 70, 43  pour le chant de Bernard commençant par "Quan vei la lauzeta mover".

          Quelques années plus tard cette liste a été affinée par István Frank (István Frank, Répertoire métrique de la poésie des Troubadours, Librairie Honoré Champion, Editeur, 7 quai Malaquais, Paris 1966, en deux volumes : 1- Introduction et répertoire; 2- Répertoire (suite) et index bibliographique).

         Pour notre part, nous avons établi quelques rectifications dans la liste des troubadours ainsi que dans les attributions des chants. Pour éviter les confusions, notre classement sera indiqué par les lettres A.P.. Par exemple PC 392, 27 devient : AP 70, 40a ; et PC 52, 3 devient : AP 70, 19a. Pour en revenir à Bernard de Ventadour, Karl Bartsch lui a attribué le numéro d'ordre 70 avec 45 chants numérotés de 1 à 45. Pillet et Carstens ont rectifié cette liste de chants par suppression des textes n'appartenant pas à Bernard.

Ainsi PC 70, 2  est une tenso, ou débat, entre Pierre d'Auvergne et Bernard de Ventadour: les textes des strophes impaires sont de Pierre et ceux des strophes paires sont de Bernard. L'initiateur étant Pierre d'Auvergne, ce chant lui est rendu:  AP 323, 4.

Même chose pour PC 70, 14, tenso entre Limousin et Bernard de Ventadour, qui devient  AP 286, 1.

PC 70, 11  n'est pas de Bernard, aussi bien par les attributions de manuscrits, le style, et la métrique. Nous l'avons attribué, d'après le style et la métrique à Lanfranc Cigala: AP 282, 1e.

A retrancher de Bernard: PC 70, 34 qui est en fait le même chant que PC 234, 15  de Guillaume de Saint-Didier.

          En 1915 Carl Appel publie l'édition critique des textes de Bernard: "Carl Appel, Bernart von Ventadorn, seine Lieder mit Einleitung und Glossar, Verlag von Max Niemeyer, Halle a. S., 1915". Après une imposante introduction, Carl Appel édite des textes avec variantes, d'après tous les manuscrits. C'est une édition de référence depuis plus d'un siècle. Parmi les chants considérés comme authentiques, Appel édite, en suivant l'ordre des incipits, les numéros 1 à 45 (exceptés les numéros 11 et 34 définitivement rejetés, 70, 34 étant publié cependant parmi les textes rejetés). 70, 32  et 70, 38  manquant d'appui pour leur attribution, sont relégués en appendice suivis d'un chant précédemment attribué à Raimbaud de Vaqueiras : PC 392, 27 ( = AP 70, 40a ), et que Carl Appel pense possiblement être de Bernard de Ventadour. Au total 41 textes authentiques plus 3 d'attribution incertaine et 14 textes rejetés (Sigle pour Appel: A.).                          

  En 1966, Moshé Lazar édite une version légèrement corrigée de celle d'Appel, accompagnée d'une traduction en français (d'après la traduction allemande  d'Appel) : "Moshé Lazar, Bernard de Ventadour, troubadour du XIIesiècle, Librairie C. Klincksieck, Paris 1966". L'ordre de présentation des chants ne suit pas l'ordre des incipits et le corpus retenu va de PC 70, 1 à PC 70, 45 (sauf 11 et 34), en comptant les deux tensons dans lesquelles Bernard a écrit les strophes paires, ainsi que PC 392, 27. 44 textes au total, sans les mélodies (Sigle pour Lazar: L.).

          En 1974 le chanoine Léon Billet établit, lui aussi, une édition avec textes et traduction en français, et en suivant un ordre chronologique qu'il a trouvé lui-même, en se basant sur de nouvelles hypothèses : "Léon Billet, Bernard de Ventadour, troubadour du XIIesiècle, imprimerie Orfeuil, Tulle 1974". Cette édition est très généreuse car en plus des chants antérieurement considérés comme appartenant à Bernard, elle ajoute les numéros 11 ainsi que d'autres chants rejetés, dont certains avaient été édités par Appel et classés en fin de volume parmi les chants attribuables à d'autres troubadours, d'après l'attribution par une majorité de manuscrits. Au total, Billet publie 76 textes dont 5 tensos (Sigle pour Billet: B.).

          Aujourd'hui en 2018, notre liste reprend la liste de Pillet-Carstens en donnant un numéro d'attribution à PC 392, 27, définitivement de Bernard;  nous le montrerons plus loin par l'étude métrique dynamique. Ce chant devient d'après son incipit: AP 70, 40a. Par ailleurs il existe une tenson dans laquelle débattent un certain Bernartz et un certain Gausselms : PC 52, 3  que Pillet classe parmi des chants d'un Bernart anonyme. Pour nous, il n'y a pas de doute que cette tenso est l'oeuvre de Bernard de Ventadour et de son condisciple Gaucelm Faidit. Nous lui donnons le numéro AP 70, 19a. Si l'on poussait un peu plus loin les investigations, nous pourrions considérer un chant douteux d'Arnautz de Maroill : PC 30, 9  qui n'est certainement pas d'Arnaut mais dont les mots et la pensée pourraient  refléter ceux et celle de Bernard, ou sinon d'un imitateur. PC 30, 9  dont l'incipit est : "Bels m'es lo dous temps amoros" se désigne dans sa tornada comme étant un "Vers". D'après les manuscrits C115 et R80, ce chant serait d'Arnaut de Maroill, et selon V106 à Perdigo. Il débute par une strophe printanière qu'on ne retrouve jamais chez Arnaud de Mareuil dans ses chants authentiques, qu'il n'appelle jamais: "Vers". La référence à "bon esper" existe chez Perdigon et chez Bernard de Ventadour. Parlent pour Bernard:

     - la métrique en vers de 8 et 10 pieds apparaissant souvent chez lui,

     - la référence aux losengiers (Strophe VI) dont les amoureux doivent se cacher,

     - Sa dame qui l'a tué mais dont l'auteur ne peut se séparer.

En définitive, nous retiendrons 43 chants authentiques, répartis en 16 Vers, 25 Chansos et 2 Tensons, plus 2 autres tensons auxquelles participe Bernard de Ventadour, en tant que partenaire, pour les coblas paires (Voir le détail au chapitre 13).

 

2 - ETABLISSEMENT DES TEXTES

           Nous avons suivi le plus souvent le texte d'Appel, excellent. Nous avons relevé les corrections indiquées en page 401 de son ouvrage. Les corrections et compléments apportés par Lazar ont été adoptés pour la plupart, lorsqu'ils nous ont paru donner un texte meilleur et juste. Nous avons aussi accepté des variantes manuscrites lorsqu'elles nous ont semblé justifiées selon plusieurs critères:

- variantes provenant de manuscrits qui appartiennent habituellement à deux familles différentes,

- rétablissement de la métrique: nombre de pieds du vers, non répétition des mots à la rime. Cela reste la base pour une poésie lyrique, c'est-à-dire chantée. Le respect de la métrique doit demeurer prioritaire pour les chants si techniques des troubadours, et plus particulièrement pour les plus importants comme Bernartz de Ventadorn.

          Concernant l'orthographe,  nous avons voulu trouver ou retrouver un texte tel qu'il pouvait exister au temps de Bernart de Ventadorn, à la moitié du XIIème siècle. Pour cette raison, l'orthographe des manuscrits les plus anciens nous semble la meilleure. Nous avons écarté les graphies des manuscrits plus tardifs du XIVème siècle, pourtant régulièrement acceptées par nombre d'éditions uniformisantes, qui par ailleurs établissent un texte correspondant à l'occitan languedocien, alors que les manuscrits possèdent en général des formes de la koiné occitane, à prédominance limousine ou poitevine, ceci étant certainement dû à la langue parlée par les plus anciens troubadours, dont Bernart de Ventadorn, le plus célèbre. Le lecteur ne trouvera pas de ponctuation dans cette édition, et pour cause, les manuscrits n'en contiennent pas exactement. Rappelons-nous que l'unité de base est le vers, et non pas la ligne (bien que les manuscrits déroulent ces vers à la suite, seulement séparés par un point: pour gagner de l'espace à une époque où les peaux des manuscrits coûtaient assez cher pour devoir être économisées). D'autre part ces vers, bien que pouvant être lus, sont destinés à être chantés sur une mélodie qui doit être regardée comme étant au moins aussi importante que les paroles, car comme disaient nos troubadours: un moulin sans eau n'est rien. Bertran  Carbonnel chantait par exemple ( sur la mélodie AP 262, 3 de Jaufre Rudel :

Cobla ses so es enaissi

Co.l molis que aigua non a

Per que fai mal qui cobla fa

Si son non li don'atressi

C'om non a gaug pas del moli

Mas per la moutura que.n tra

Couplet sans musique est pareil

A moulin sans eau

Il fait donc mal celui qui fait un couplet

Sans l'accompagner de musique

Car ce n'est pas le moulin qui donne de la joie

Mais la mouture qu'on en tire

Références: "Alfred Jeanroy, Les coblas de Bertran Carbonnel, dans Annales du Midi, Tome 25. Cobla n°LXV - PC 82,33" dont la mélodie est empruntée à celle du chant PC 262, 3 de Jaufre Rudel (Jauffrey Rudel). 

La déclamation doit rester lente, compréhensible à l'auditoire, et fluide. En son temps, le poète Guillaume Apollinaire l'avait compris, et après avoir admiré quelques manuscrits enluminés de la Bibliothèque Nationale à Paris, il avait supprimé toute ponctuation dans ses propres poésies, afin de gagner en souplesse et en musicalité, comme dans "Sous le pont Mirabeau coule la Seine", avec son refrain intemporel:

  "Vienne la nuit sonne l'heure

          Les jours s'en vont je demeure"

          Pour les trois genres lyriques utilisés par Bernartz de Ventadorn, tous les vers (ou bordos, en occitan), sont organisés en strophes ou couplets (coblas, en occitan), sans strophe refrain constituée d'une strophe de métrique différente. Les seules reprises de mots ou de vers peuvent se retrouver premièrement en mot-rime :

cor, en rime des vers 6 de PC 70,41

amor, en rime des vers 8 de PC 70,13 et en rime des vers 9 de PC 70,44.

        Ou bien secondement à la tornada (reprise ou envoi). La tornada correspond en principe, à une demi-strophe ne comportant que les vers de la seconde moitié de la cobla. Elle sert généralement à ramener un ou plusieurs mots de la strophe précédente, ou bien sert d'envoi en s'adressant directement à une personne, le destinataire du chant, ou bien le messager du chant.

          Dans notre édition, nous repérons l'ordre des vers en les numérotant de strophe en strophe de 1 jusqu'au nombre correspondant au dernier vers de chaque strophe. Les vers de tornada sont numérotés en fonction de leur position par rapport à une strophe entière, le chiffre correspondant à la ligne mélodique sur laquelle il doit être chanté.

 

3 - LA LANGUE DE BERNART DE VENTADORN

 PRONONCIATION

          Pour la prononciation toutes les lettres se prononcent en général comme elles s'écrivent.

Voyellesaoe peuvent être ouvertes ou  fermées.

o ouvert: comme o  ouvert en français: exemple "port"; 

o fermé: comme ou  en français: exemple "loup". Peut se rencontrer sous l'accent tonique.

e ouvert: comme è  en français: exemple "très, faire"; 

e fermé: comme é  en français: exemple "été".

et u se prononcent comme en français.

Diphtongues: en une seule émission de voix, l'accent placé sur le premier élément.

aieioi, se prononcent aï (comme dans "ail"), (comme dans "soleil"), (comme dans "boy" en anglais).

aueuiuou : en second élément la lettre u est prononcée comme le ou  français.

Triphtongues: l'accent est placé sur la voyelle du milieu.

ieiioiiauieuiouueiueyuoi...

Consonnes: les manuscrits italiens ont des graphies propres. Exemples: "ciauzir" pour "chauzir"; "ditç" pour "ditz" ou "dig" ou "dich"; "egla" pour "elha" ou "eilla".

et j, u et v, ne sont pas distinguées dans les manuscrits.

j se prononce dj  comme dans "John" en anglais.

veraia, aia, raia, saia etc.

Nord-Occitani voyelle ou semi-consonne se prononce comme en français: maille, paille. Le v comme en français v.

Sud-Occitani se prononce comme j  en français (jardin, jour). Le v prononcé comme b en français.

H, le h s'écrit mais ne compte pas dans la prononciation. Il peut servir entre deux voyelles qui doivent être prononcées séparément.

Sons mouilléslhilliglll, gl comme en français ll, li.

                               nhgnigning comme en français gn et en catalan ny.

ch final: écrit parfois h ou g. Exemple: dih, fah ou dig, fag, tug, ou dich, fach. Ces graphies semblent représenter le son "tch" dans Tchèque.

g initial: devant a, i et e, se prononce dj. En sud-occitan le g devant le a est dur comme dans "gare". Le prénom limousin "Gaucelm" se prononce: Djaousseum (bissyllabique). Devant o et u le g reste dur comme en français: gare, gâteau. Pour rétablir un son dur devant les lettres a, e, i, il faut intercaler la lettre u. Exemple: la lengua

ainganh, en final: planh, plaing, estranh, estraing: se prononce comme en français "campagne".

L'accent tonique est placé sur la syllabe finale si un mot est de rime masculine; sur l'avant-dernière syllabe pour un mot de rime féminine.

La syllabe finale atone peut être un e fermé ("rendre"), un a fermé ("cambra"), un o fermé ("pobol", "apostol"), un i ("servici").

(Voir : Joseph Anglade, Grammaire de l'Ancien Provençal, Editions Klincksieck, Paris 1921, Reprints 1969). 

 

4 - LES TRADUCTIONS

         Les traductions ont été établies en respectant l'unité des vers. L'exactitude au texte original et à la pensée de Bernard a été préférée à la simple élégance ou au mot à mot. Les traductions de Moshé Lazar sont généralement très élégantes mais s'éloignent parfois du sens du vers. Celles de Léon Billet cadrent au plus près du texte occitan et sont parfois meilleures que celles de Lazar, mais parfois fausses, notamment par rapport à la déclinaison. Une des difficultés est de rendre un texte clair à l'oreille d'un lecteur du XXIème siècle, mais sans trop s'écarter de l'original par l'utilisation de mots trop anachroniques.

          Il existe deux termes relevant de concepts inventés par les premiers troubadours, et pour lesquels aucune traduction n'est satisfaisante ni suffisante: "joy" et "fina amor". 

Lo joy : inventé par le premier troubadour, le comte de Poitiers (Guillems VII coms de Peitieus), et terme traduit habituellement par le mot "joie", qui en français affaiblit beaucoup le sens. Lorsque Bernartz de Ventadorn veut parler de la joie, sentiment simple et positif associé au renouveau du printemps, il utilise le mot Joya, qui d'ailleurs demeure le terme actuel de l'occitan pour désigner la joie commune. D'autres mots sont parfois en présence comme gaug, jauzen : joie, joyeux. Cependant par le concept de joy, Bernartz veut exprimer plus que de la joie. Nous le traduirons par Joy (avec une majuscule), parce qu'il nous semble que le simple mot "joie" reste très réducteur. Pour nos premiers troubadours, le Joy d'amour ressort d'une force intérieure provenant de l'amour qu'a su leur infuser la domna, le plus souvent à son insu. Cette force est comme un calque inspiré de l'Esprit-Saint enseigné dans la religion chrétienne, dominante à cette époque. Le Joy peut guérir, il améliore les qualités de celui qui le retient. Mais le Joy peut aussi rendre misérable le plus sain. Le Joy d'amour transforme et métamorphose l'être qui en est touché, en l'accomplissant au maximum. Cette théorie est énoncée dans le chant "Mout jauzens me prenc en amar",  PC 183, 8  du comte de Poitiers, dont une large place est réservée au Joy.

Extraits de PC 183, 8 :

I,   3   E pus en joy vueil revertir

      4   Ben dey si puesc al mieills anar

      5   Car mieills onra m estiers cujar

      6   Qu'om puesca vezer ni auzir

III, 4   Aitals joys no pot par trobar

      5   E qui be . l volria lauzar

      6   D'un an no . y poiri'avenir

IV, 1   Totz joys li deu humiliar

      2   E tota ricor obezir

      3   Mi dons per son bell acullir

      4   E per son bell plazen esguar

      5   E deu hom mais cent ans durar

      6   Qui . l joy de s'amor pot sazir

V, 1   Per son joy pot malautz sanar

     2   Et per sa ira sas morir

     3   E savis hom enfolezir

     4   E bells homs sa beutat mudar

     5   E . l plus cortes vilanejar

     6   E totz vilas encortezir

VI, 1   Pus home gensor no . n pot trobar

     2   Ni hueills vezer ni bocha dir

     3   A mos ops la vueill retenir

     4   Per lo cor dedins refrescar

     5   E per la charn renovellar

     6   Que no puesca envellezir

   I, 3   Et puisque je veux revenir en Joy

       4   Je dois bien si je puis tendre vers le mieux

       5   Car ce qui m'honore sans présomption est le mieux

       6   Qu'on puisse voir ou entendre

III, 4   Tel Joy ne peut trouver son égal

       5   Et qui voudrait le louer comme il convient

       6   De toute une année n'y pourrait parvenir

IV, 1   Tout Joy doit s'humilier devant lui

      2   Et toute noblesse doit s'incliner

      3   Devant ma dame à cause de son bel accueil

      4   Et de son regard bel et plaisant

      5   Il aura plus de cent ans à vivre

      6   Celui qui peut savourer le Joy de son amour

 V, 1   Par son Joy le malade peut guérir

      2   Et par sa colère mourir l'homme sain

      3   Et devenir fou le sage

      4   Et le bellâtre perdre sa beauté

      5   Et le plus courtois devenir vilain

      6   Et tout vilain se faire courtois

VI, 1   Puisqu'on ne peut trouver plus gente

      2   Ni contempler des yeux ni célébrer de bouche

      3   Je la veux garder pour mon profit

      4   Afin de me refraîchir le coeur au fond de moi

      5   Et pour renouveler ma chair

      6   Au point qu'elle ne puisse vieillir

28 chants de Bernartz de Ventadorn, sur 43, exposent le Joy en long et en large; cela est plus que pour nul autre troubadour de sa génération.  

La fin'amor : N'apparaît pas dans les 11 textes du comte de Poitiers qui sont parvenus jusqu'à nous. Là encore, le terme est rempli de significations. La fin'amor est accomplissement; il correspond à ce qu'il y a de plus noble et fin dans l'amour entre deux personnes. Les plus anciennes mentions se trouvent chez Cercamon dans PC 112, 3a, et chez Marcabru dans PC 293, 5; 13 et 31, ainsi que dans un chant attribuable au vicomte Ebles II de Ventadorn, AP 130, 2 (identique à PC 112, 3) : "Per fin'amor m'esjauzira". Jaufre Rudel ne connaît pas le terme de fin'amor. Chez Bernard de Ventadour fin'amor apparaît plusieurs fois, notamment dans PC 70, 7; 15; 18; 22; 33; 44. Parmi les troubadours de la génération de Bernard, la fin'amor est inconnue : Bernart Marti, la comtesse de Die, Alegret, Raimbaut d'Orange, Peire Rogier, Peire d'Auvergne, Marcoat, Berenguer de Palou, Garin le Brun, Gueraut de Cabrera et Peire Bremon lo Tort. Par contre, fin'amor est présente dans PC 34, 2 d'Arnaut de Tintignac et dans PC 190, 1 de Grimoart Gausmar. En résumé: Marcabru, Cercamon, Arnaut de Tintignac et Bernard de Ventadour sont curieusement des troubadours dont on est sûr qu'ils ont été en contact avec le fameux vicomte Ebles II de Ventadour, le jeune ami du premier troubadour, Guillem VII, comte de Poitiers.

illustration : Guillem VII comte de Poitiers © B.N.F. ms f. fr. 854 folio 142 v°c

Guillaume vii de poitiers

     Dans un autre chant que nous avons attribué à Ebles II le Chanteur, AP 130, 1c (identique à PC 293,28): "Lanquan fuoillon li boschatge", nous rencontrons à la tornada:

                       T, 5   Be . m tengratz per follatura              Vous tiendriez pour folie

                           6   Si be . m  fai e mieills m'ahura            Si elle me fait du bien et me permet d'augurer encore mieux

                           7   S'ieu ja m'en planc car l'ai viza           Que je me plaigne d'elle après l'avoir vue

Ce passage correspond à un passage de Marcabru dans PC 293, 31: "L'iverns vai e . l temps s'aizina", où justement celui-ci, à la srophe IX, interpelle  Ebles de Ventadour pour lui dire que le Trouver du vicomte ne lui convient absolument pas, et qu'en conséquence il ne copiera pas sa conception de l'amour. Dans ce même chant, Marcabru, comme un fait exprès, utilise l'expression en sens inversé : amor fina, comme pour bien se démarquer de la conception régnante à Ventadour :

 

           VI, 1   Domna non sap d'amor fina           Dame ne sait rien d'amour pur

                 2   C'ama girbaut de maiso                      Si elle aime un goujat dans sa maison

                 3   Sa voluntatz la mastina                       Et sa volonté la mâtine

                 4   Com fai lebrieir'ab gosso                     Semblable à une levrette qui se livre au roquet

                 5   Ai                                                                Aïe

                 6   D'aqui naisso . ill ric savai                   De là naissent les gens riches et lâches

                 7   Que no fant conduit ni pai                    Qui ne donnent ni festins ni argent

                 8   Hoc                                                             Oui

                 9   Si com Marcabrus declina                    Ainsi le déclare Marcabru

           IX, 1   Ja no farai mai plevina                         Moi je ne m'engagerai plus

                 2   Leu per la troba n'Eblo                           Pour le Trouver de sire Ebles

                 3   Que sentenssa follatina                          Car folle sentence

                 4   Manten encontra razo                            Il maintient contre raison

                 5   Ai                                                                  Aïe

                 6   Qu'ieu dis e dic e dirai                             Moi j'ai dit et je dis et dirai

                 7   Quez amors et amars brai                     Qu'Amour vrai et Amour sensuel se récrient d'être ensemble 

                 8   Hoc                                                              Oui

                 9   E qui blasm'Amor buzina                      Et celui qui blâme l'Amour vrai brame

Tout ceci nous incite à penser que le concept de fin'amor a été développé par le vicomte de Ventadour Ebles II, et qu'ensuite le concept a essaimé grâce à ses fidèles admirateurs.

Fin'amor revient dans 6 chants de Bernard de Ventadour: c'est plus que pour aucun autre troubadour de sa génération. Bernartz de Ventadorn est un grand promoteur du Joy et de la Fin'amor.

Amors : Les troubadours ont volontiers personnifié le concept d'amour. Amour représente un personnage féminin doté d'une puissance extrême sur les coeurs, plus spécialement sur les poètes. Dans nos traductions, la personnification d'Amour a été rendue par le genre féminin alors qu'en français moderne amour est du genre masculin. 

 

5 - LA MUSIQUE

          La musique nous a été transmise par quatre manuscrits : G, R, manuscrits de troubadours, et W, X,  essentiellement manuscrits de trouvères dont la plus grande partie consacrée à la langue d'oïl correspond aux manuscrits d'oïl désignés par les lettres M et U. La partie occitane de W et X donne un texte corrompu et incomplet. Cependant les mélodies qui s'y trouvent sont aussi intéressantes que celles de G et R.

Dans les manuscrits, seule la mélodie est transcrite par les copistes, sur des portées de quatre lignes rouges (le plus souvent), en clef de Fa 2 ou de Do 3. Les notes noires appartiennent à la notation carrée du milieu du XIIIème siècle, sauf pour X, écrit en neumes messins. Il n'y a pas de parties d'accompagnement. Cette musique fait partie de la catégorie de musique que les théoriciens de l'époque ont qualifié de musique non mesurée. Cela signifie que chaque syllabe doit être chantée sur une durée identique, la durée d'un mélisme comportant plusieurs notes regroupées doit correspondre à la durée d'une syllabe chantée sur une seule note. Il n'y a donc pas de rythme au sens moderne du terme.  

Si l'on en croit les théoriciens des Leys d'Amors (recueil écrit dans la région de Toulouse pendant le deuxième quart du XIVème siècle), théoriciens qui ont voulu consigner par écrit les techniques des anciens troubadours disparus depuis une génération environ, les genres de chants pratiqués par Bernartz de Ventadorn, à savoir Vers, Chanso et Tenso, doivent avoir une mélodie nouvelle et être chantés de façon lente, contrairement à d'autres genres lyriques necessitant une musique plus sautillante, comme les Pastorelas ou les chansons de danse.

Leys d'Amors : "...Vers deu haver lonc so. e pauzat. e noel. amb belas e melodiozas montadas. e deshendudas. et amb belas plassadas. e plazens pauzas". ...Le Verse doit avoir un son long et lent et nouveau, avec de belles et mélodieuses paroles, en montant et en descendant, avec de beaux passages et des repos bien aménagés.

"...Chansos deu haver so pauzat. ayssi quo vers." ... La Chanso doit avoir un son lent, ainsi que le Verse.

La Tenso à l'origine avait une mélodie originale. Très rapidement, elle emprunta sa mélodie à une Chanso ou à un Vers anciens.

Références : M Gatien-Arnoult, Las Flors del Gay Saber, estiers dichas Las Leys d'Amors, Paris, Toulouse 1841-1843, Slatkine Reprints, 3 Tomes en 2 volumes, Genève 1977.

          Les quatre manuscrits G, R, W, X, nous ont transmis la musique pour 18 textes de Bernard.

: Milan, B. Ambrosiana R71 sup., XIVème siècle, parchemin. Origine italienne. Environ 235 chants et 32 coblas dont seulement 81 notés.

R: Paris, Bibl. Nat., fonds français 22543, appelé aussi chansonnier d'Urfé, XIVème siècle, parchemin. Origine Languedoc. Environ 1090 chants dont seulement 160 notés.

: Paris, Bibl. Nat., fonds français 844, appelé aussi chansonnier du Roi, XIIIème siècle (ca 1260), parchemin, partie occitane : 52 chants notés (encore existants malgré de nombreuses mutilations), plus quelques notes pour PC 70,45. Aurait été écrit pour Charles d'Anjou, frère de Louis IX et futur roi de Sicile. C'est le manuscrit  M de la classification de Schwan pour les chants de trouvères, qui représentent la plus grande partie du manuscrit.

: Paris, Bibl. Nat., fonds français 20050, appelé aussi chansonnier de Saint-Germain, XIIIème siècle (ca 1230 pour la première partie qui est la seule comportant des mélodies), parchemin, partie occitane: 22 chants notés en neumes. C'est le manuscrit U de la classification de Schwan pour les chants de trouvères, qui représentent la plus grande partie du manuscrit.

Folio 89r bnf fr 20050 bdev

illustration : manuscrit BNF f. fr. 20050 folio 89r (mélodie de AP 70, 23: La doussa votz...)

Ces quatre manuscrits sont composés de folios recto et verso, avec pour les trois premiers G, R, W, une disposition en deux colonnes a et b, au recto, et c et d, au verso.

AP70,           manuscrit G manuscrit R manuscrit W manuscrit X
 1  folio 9 v°c  57 r°b  202 r°a
 4   56 v°c 
 6       13 v°c  57 v°c
7 17 r°a  57 r°a     190 r°b
8   58 r°a
 12      14 r°a     57 r°a
16 20 r°a        57 v°d
17 19 r°a
19   195 r°a
23 57 v°  89 r°
24     202 v°c
25 58 r°b
31 9 r°a 191 r°a
36 20 v°c 57 v°d
39 57 v°d
41 10 v°c  56 v°d        188 r°b
42   88 r°
43 10 r°a       56 v°d    190 v°d  

 

Sur ces 18 chants (le manuscrit W 191a contient encore des fragments d'une 19ème mélodie abîmée par destruction du folio), certains ont leur mélodie transmise par un seul manuscrit; les autres par deux ou plus : 32 leçons mélodiques au total. Les manuscrits mélodiques ne sont pas parfaits et ne s'accordent pas toujours entre eux lorsqu'ils sont censés retracer une même mélodie. Les bémols ne sont pas toujours signalés. Des erreurs manifestes apparaissent ici et là, des lacunes aussi. Plusieurs possibilités se sont présentées à nous :

-  choix d'un manuscrit quand un seul existait, ou bien si la version d'un manuscrit était supérieur à d'autres;

-  édition critique d'une mélodie lorsque plusieurs versions voisines existent.

          Cependant nous éditons la musique pour 23* chants de Bernard. Cela veut dire que pour cinq chants nous avons trouvé la mélodie grâce à des contrafacta : AP 70, 9; 29; 35; 40a; 44. Trois chants: AP 70, 7; 12; 43, déjà pourvus en musique, ont aussi des contrafacta musicaux. Les cinq mélodies retrouvées se trouvent dans deux manuscrits de chants en langue d'oïl: - B.N.F., f. fr. 846 ( AP 70, 9; 29; 40a; 44 )  - B.N.F., f. fr. 24406 ( AP 70,35 ).

Les contrafacta français (chants dont le texte est accompagné d'une mélodie connue et , d'un chant-modèle), sont désignés par la nomenclature de Gaston Raynaud, repérée par le signe R.

* Depuis, plusieurs autres mélodies de Bernartz ont été redécouvertes : voir plus bas le paragraphe "Notes complémentaires", chanson R 430 et suivantes (AP 70, 20; 22; 28; 32; 37; 38). En comptant AP 70, 45 pour laquelle aux 3 bordos transmis par le manuscrit mutilé W, nous avons suppléé les quatre premiers disparus avec le feuillet, cela porte à 30, le nombre de mélodies redonnant vie aux textes de Bernard de Ventadour.

Mélodies de Bernartz retrouvées grâce aux contrafacta :

Manuscrits des contrafacta
AP70, msduRoy St.Germain Cangé  Vallière 847 1050 Florence Lat.8433 Edg.274 Sabina  Chigi
  7  

105v°d R1057 

9

43 r°b  R1400

12

5r°a

R1522 

122r°b R1262

29

105 v°c R1317 

35

 65 r°a 1493 

40a

68 v°d

 R37

43  47 v°   R1934   13 v°c R365

181 r°b   R349

191 v°c      R349    437 v° Latin 46 r° Latin   24 v° Latin 140 v° Latin  77v° PC461,218a
44 106 r°a R390

 

Références:

- ms du Roy: Paris, B.N.F., f. fr. 844

- Saint Germain: Paris, B.N.F., f.fr. 20050

- Cangé: Paris, B.N.F., f.fr. 846

-Vallière: Paris, B.N.F., f.fr. 24406

- 847: Paris, B.N.F., f.fr. 847

- 1050: Paris, B.N.F., f.fr.nouv.acq.fr.1050

- Florence: Florence, Pluteo 29.1.

- 8433: Paris, B.N.F., fonds latin 8433

- Edgerton: Londres, British Library, Edgerton 274

- Sabina: Rome, Santa Sabina

- Chigi: Rome, Biblioteca Vaticana Chigiani C.V.151 

Incipit des contrafacta:

- R37, Je ne tieng mie a sage (anonyme)

- R349, Li cuers se vait de l'ueil plaignant (Li chanceliers de Paris)

- R365, Amis quelx est li mieuz vaillanx (anonyme)

- R390, Povre viellece m'assaut (anonyme)

- R1057, Pour longue atente de merci (anonyme)

- R1262, Quant voi le tens en froidure changier (anonyme)

- R1317, Panser mi font et voillier (anonyme)

- R1400, Douce dame mi grant desir (anonyme)

- R1493, En reprouvier ai souvent oï dire (anonyme)

- R1522, De nos seigneur que vos est il avis (Li cuens de Bar)

- R1934, Plaine d'ire et de desconfort (anonyme)

- PC461,218a, Sener mil gracias ti rent (anonyme)

- Latin, Quisquis cordis et oculi (Le chancelier de Paris, attribution dans des manuscrits sans musique).

La musique de la Tenso entre Pierre d'Auvergne et Bernard de Ventadour (PC323, 4), se trouve dans le manuscrit du Roy au folio 190 v°c.

 

   TABLEAU COMPLÉMENTAIRE DES CONTRAFACTA OU DES MÉLODIES MUTILÉES

AP 70,

ms du Roy

Cangé

Vallières

847

1050

845

ARSENAL

NOAILLES

SPaul

Vatican

Arras

20

   

150b

R670

               

22

 

124d

R1487

                 

28

               

n°4 fol.1

R1457a

   

32

   

83d

R430

180d

R430

95b

R430

fol.80c

R430

page 138a

R430

fol.129r°

R430

 

 

 

38

114d

R378

               

136d

R378

138d

R378

45

( 191)

                   

 

845= Paris, Bibliothèque Nationale fonds français 845.

Arsenal= Paris, Bibl. de l'Arsenal 5198.  

Noailles= Paris, B.N.F. 12615.  

St Paul= Kärnten, Sankt Paul, 29.4.3.  

Vatican= Roma, Bibl. Vat. Lat. Reg.1490.  

Arras= Arras, Bibl. Mun. 657 ( dans la nouvelle foliotation depuis 1955: fol.147d).

Incipit des Contrafacta:

R670, Cuers qui son entendement (anonyme).  

R1487, Quant voi le nouvel tens venir (anonyme).

R1457, Je vueil Amours servir (Eustache de l'Espinace = P47, 1).  

R430, De joli cuer enamouré (Li Cuens de Rouci = P41, 1).  

R378, Moines ne vous anuit pas (Guillaumes li Viniers = P81, 18).

 

La technique des contrafacta

La contrafacture n'est pas toujours facile à détecter. Elle peut se présenter sous diverses formes. On peut être sûr qu'il y a contrafacture :

quand deux textes d'auteurs différents présentent une mélodie identique (sigle: s ) même si la métrique (formule de rimes et choix des longueurs de vers) n'est pas la même exactement. Cela est le cas particulièrement pour les contrafacteurs de langue d'oïl.

quand un texte reprend scrupuleusement la métrique d'un autre texte: la formule de rimes (sigle: ), et la disposition des vers selon le nombre de pieds (sigle: v ), y compris le système d'enchaînement des strophes par les rimes ( sigle: k ), ainsi que les timbres des rimes (sigle: r ), ou du moins les mêmes timbres de rimes pour la première strophe (sigle: r1 ).

Une contrafacture est possible:

- quand un texte appartenant à un genre lyrique réputé pour emprunter la musique (sigle: g ), montre une métrique semblable à un autre texte, sans forcément réutiliser les mêmes timbres de rimes.

- quand un texte utilise des timbres de rimes identiques en partie seulement, avec une métrique un peu adaptée, soit par une formule de rimes ou un nombre de pieds légèrement différents.

Pour ne pas confondre le terme de "Vers", concernant le genre lyrique, et le "vers" d'une strophe, nous utiliserons les termes de "Vers" (avec majuscule), pour le premier sens, et "bordo" pour le second sens.

Au lieu de "strophe" nous emploierons le terme occitan de "cobla".

Par exemple, si les 5 coblas d'un chant reprennent la même formule de rimes 8ababccdd, où a=1, b=2; c=3; d=4; y compris les timbres de rimes (exemple: a= ar, b= or, c= ir, d= en ), nous dirons que les coblas sont unissonnantes: 5 k5 1234. Si les timbres de rimes changent de deux en deux coblas, nous parlerons de coblas doblas (ou doubles): 5 k2 1234.

Pour les chants AP 70, 71243; nous avons trouvé des contrafacta dont la mélodie est identique à celle qui est connue grâce aux manuscrits des chants de Bernard. Cependant si le texte de ces contrafacta n'avait pas été accompagné de musique nous aurions eu du mal à déterminer le caractère de contrafacture, parce que la métrique est différente.

------------

Modèle AP 70,43:             8a 8b 8a 8b 88d 8c 8d                 7  (4)  k 1234             1=a=er; 2=b=ai; 3=c=e; 4=d=on

Explication: 7 coblas (suivies d'une tornada de 4 bordos ),  7k: 7 coblas unissonnantes de 8 bordos de 8 pieds masculins, de rimes 1=a; 2=b; 3=c; 4=d.

Cinq Contrafacta pourvus de musiques identiques : R365; R1934; R349; PC461,218a; Quisquis cordis et oculi (latin). Trois sont en français, un en occitan et un en latin.

R365:     cobla I                8a 8b 8b 8a 8a 8b 8a 8b                                                   

                          II                8a 88b 8a 8a 8b 8a 8b

                        III                8a 8b 8a 8b 8a 8b 8a 8b                   3       k1  12                 1=a=ant(z); ent; ers     2=b=uit; uit; irs

Explication : 3 coblas (de formules de rimes différentes),  3 k1  : 3 coblas singulières (changement des timbres de rimes à chaque nouvelle cobla), de 8 bordos de 8 pieds masculins, de rimes 1=a et 2=b.   

R365 est un jeu-parti (équivalent français du partimen) anonyme, entre "amie" et "ami", personnages anonymes. Le jeu-parti est réputé être un genre lyrique réutilisant une mélodie connue. L'indice de contrafacture est: svg.

R1934:                                8a 8b 8a 8b 8b 8a 8a 8b                      3       k3  (23)4             1=a=ort; ui; is                    

                                                                                                                                                          2=b=ui; is; as

Explication: 3 coblas de 8 bordos de 8 pieds masculins, aux timbres de rimes qui changent de position (chaîne ouverte), le timbre de rime b passant en position a, avec une rime nouvelle en b à chaque cobla nouvelle.  3 k(23)4 : pour clôturer la chaîne des timbres de rimes, il faudrait une quatrième cobla  avec "as" pour rime a et le retour de "ort" en rime b.

R1934 est une chanson de femme anonyme. L'indice de contrafacture est: sv.  

R349:                                  88b 8a 8b 88b 8a 8b                      7         k1  12                 1=a= ant; on; oint; ié; é(s); ier; ien

                                                                                                                                                           2=b=on; or; ors; ort; ent; oir; u

Explication: 7 coblas singulars (le timbre des rimes change à chaque nouvelle cobla), de 8 bordos de rimes 1=a et 2=b. C'est une version en latin de R349, qui est une dispute entre le coeur et l'oeil. L'indice de contrafacture est: svg.

quisquis cordis et oculi :

   Coblas I, III, V, VII         8a 88a 8b 8a 8b 8a 8b                                                1=a=uli; ulum; ris; lus; io; ere; putat                 

              II, IV, VI                8a 8b 8a 8b 8c 8b 8c 8b                                              2=b=ia; ium; mam; eris; ia; eris; culo

                                                                                                                                              3=c=  - ;  or;      -   ;   cipis; - ; eunt;  -

Explication: Deux formules de rimes, 7 coblas singulars de 8 bordos. L'indice de contrafacture est: svg.

PC461,218a:                     8a 8b 8a 8b 8a 8b 8a 8b                     1         k1  12               1=a=ent      2=b=ar

Explication: 1 cobla de 8 bordos de 8 pieds; le manuscrit précise"...facit planctum in sonu Si qis cordis et oculi". L'indice de contrafacture est: svk.

En résumé: au niveau métrique ces cinq contrafacta, certifiés par leur mélodie, ont des formules de rimes différentes de l'original de Bernard de Ventadour.

------------

Modèle AP 70,12:           10a 10'b 10a 10'b 10a 10a 10'b           6 (3)  k2  12                1=a=orn; orn; es; es; utz; utz

                                                                                                                                                        2=b=ama; ama; ire; ire; aire;aire

Explication : 6 coblas doblas (avec une tornada de 3 bordos), de rimes 1=a et 2=b.

Deux contrafacta pourvus de musique identique : R1522 et R1262.

R1522:                                 10a 10'b 10a 10'b 10a 10a 10'b            5        k5  12                  1=a=is       2=b=ance

Explication: 5 coblas unissonnantes de rimes 1=a et 2=b. Ce chant est un serventois (équivalent du sirventes) politique du comte de Bar (-le-Duc). L'indice de contrafacture est:   savg.

R1262:                                 10a 10'b 10a 10'b 10'b 10c 10c            2         k2  123                1=a=ier     2=b=endre    3=c=er 

Explication : 2 coblas unissonnantes de rimes 1=a, 2=b, 3=c. L'indice decontrafacture est: sk.

En résumé:

- R1522 utilise la même formule de rimes que son modèle, avec des timbres de rimes différents. La dynamique des rimes (enchaînement des coblas par les timbres de rimes), est différente elle aussi. Le genre du serventois (calque du sirventes occitan), est un genre lyrique appartenant à la contrafacture. Sans le témoignage de la mélodie, R1522 aurait été un contrafactum possible. Grâce à la présence de la mélodie, le caractère de contrafacture est sûr.

- R1262 possède une formule de rimes différente de l'original, et le nombre de pieds est différent aussi. Sans le témoignage de la mélodie nous n'aurions pas pu déterminer le caractère de contrafacture.

------------

Modèle AP 70, 7:            8a 8b 8b 7'c 7'd 7'd 8e 7'f                    7  (2, 2) k7  123456    

                                                1=a=eill;  2=b=ai;  3=c=eilla;  4=d=aya;  5=e=ei;  6=f=eya

Explication : 7 coblas unissonnantes suivies de 2 tornadas T1: 2 bordos et T2: 2 bordos, de rimes 1=a; 2=b; 3=c; 4=d; 5=e; 6=f.

Un contrafactum avec mélodie identique : R1057.

R1057:                                 8a 8b 8b 7'c 8'c 7'c 8a 7'c                   1            k1  123              1=a=i;  2=b=our;  3=c=oie

Explication: 1 cobla de rimes 1=a; 2=b; 3=c.

En dehors de la mélodie qui est identique au modèle, nous remarquons une métrique adaptée : au bordo 5, le nombre de pieds est 8' au lieu de 7'. La formule de rimes refuse les rimes estrampes (ou solitaires) du modèle. Les timbres de rimes sont différents du modèle. Sans la présence de la mélodie, le caractère de contrafacture aurait été difficile à détecter. L'indice de contrafacture est: s(v)k.

R1780: "De l'estoile mere au soleil". Ce chant pieux se trouve dans le manuscrit de La Vallière de la BNF, f.fr. 24406 au folio 154 r°a. Il n'y a pas de musique mais la métrique est intéressante:

                                                8a 8b 8b 7'c 7'd 7'd 8e 7'd                 3            k3  12345        

                                                1=a=eil;  2=b=ai; 3=c=eille; 4=d=aie; 5=e=ent

La rythmique complexe des bordos est respectée: même nombre de pieds pour les 8 bordos. La formule de rimes est très légèrement adaptée; seule la rime estrampe du dernier bordo est remplacée par une rime d. Remarquer les timbres de rimes identiques pour les quatre premières rimes (en tenant compte du passage de l'occitan au français), et de même les rimes c et d sont respectivement les rimes dérivées des rimes a et b. L'indice de contrafacture est: ! (a)vk(r)g.

En conclusion : ce chant à la Vierge n'est pas une chanson mais un serventois religieux dont la mélodie perdue peut être restituée grâce à celle de son modèle.

            Nous en arrivons maintenant à l'étude des mélodies de Bernard de Ventadour, exclusivement retrouvées grâce à la découverte de contrafacta français: AP 70,35; 44; 29;  9; 40a.

------------

Modèle AP 70,35:            10'a 10b 10'a 10b 10b 10'c                   7  (2, 2)    k7  123       1=a=ire;  2=b=atz;  3=c=ailla

Explication : 7 coblas unissonnantes suivies de 2 tornadas de 2 bordos chacune.

Contrafactum R1493 :   manuscrit La Vallière, Paris, Bibl. Nat. Fr., fonds français 24406, folio 65r°a.

                             Cobla I:      10'a 10b 10'a 10b 10b 10'c                      1=a=ire; oit/r; é; ée; ier

                                     II:      10a 10'b 10a 10'10c 10'd                      2=b=oit; ee; ie; ie; ilent

                                     III:      10a 10'b 10a 10'b 10c 10'd                      3=c=aine; er; et; er; ance

                                     IV:       10'a 10'b 10'a 10'b 10'b 10c                     4=d=  -  ; onde; ee; - ;  -  

                                      V:        10a 10a 10'b 10a 10a 10'c 10'c

Explication : 5 coblas de formules de rimes et de rythmes différents. Le contrafactum a une métrique très instable. La première cobla suit la métrique du modèle supposé, avec notamment le même timbre de rime pour la première rime a. L'indice de contrafacture est: ! av(r).

Dans ce même manuscrit La Vallière, au folio 151v°c, se trouve un autre contrafactum anonyme : PC 461,192a (seul texte en occitan de ce manuscrit), dont le modèle est PC 29,16 d'Arnautz Daniels (indice de contrafacture: ! v(r) ).

 

                               Pour les quatre dernières mélodies retrouvées, il nous faut consulter un même manuscrit de la Bibliothèque Nationale Française: le manuscrit Cangé f. fr. 846.

                            Raynaud:                 R1400         R37        R1317        R390

                                     folio:                  43r°b            68v°d        105v°c           106r°a

                                  AP 70:                       9             40a             29              44

Organisation du manuscrit:

- pourvoit presque tous les chants d'une mélodie

- chants de trouvères en français

- écrits à la suite selon l'ordre alphabétique des Incipits

- pas d'attribution d'origine mais à chaque lettre de l'alphabet, en premier sont présentés, quand il y en a, les chants du Roy de Navarre, puis ceux de Gace Brûlé, puis ceux du Châtelain de Coucy et ainsi de suite, en dernière position des chants anonymes ainsi que ceux de Adan de le Hale, trouvère tardif.

        Folio:

LETTRE:    

A:   13v°c     - à l'avant-dernière position le débat R365 dont la mélodie est celle de AP 70,43 de Bernartz de Ventadorn.

B:  15r°b     - R294 jeu-parti du Roy de Navarre. Pas de mélodie mais métrique identique à AP 70,43. Malgré les deux autres manuscrits de trouvères qui nous ont transmis une mélodie pour ce jeu-parti, et donnent deux versions très différentes, selon notre avis il ne faut pas en tenir compte puisque ces deux manuscrits donnent souvent des versions mélodiques erronnées, ou tout au moins assez éloignées de la version principale.

C:   32r°b     - en dernière position un jeu-parti R1775, possiblement contrafactum de AP 234,12 de Guillems de Sant Leidier.

D:   41v°d    - R663 contrafactum de AP 377, 1a de Pons de sa Gardia.

        43r°a    - R373 contrafactum de AP 106,17 de Cadenetz.

        43r°b    - R1400 contrafactum possible de AP 70, 9 de Bernartz de Ventadorn.

        44v°c    - R340=R341 contrafactum de AP 364,49 (mélodies identiques) de Peire Vidals.

E:   51v°c      - R1929 contrafactum de AP 34, 1 d'Arnautz de Tintignac.

I:    62v°c     - R 1891 serventois du Roi Richartz, contrafactum irrégulier de AP 112, 2a de Cercamons.

        68v°d    - R37 contrafactum possible de AP 70,40a de Bernartz de Ventadorn.

O:   93v°d    - R1803 contrafactum de AP 29, 1 d'Arnautz Daniels.

P:   95v°d     - R334 débat du Roy de Navarre, contrafactum  de R739 du trouvère Monios d'Arras.

       96r°b      - R333 débat du Roy de Navarre, contrafactum de AP 404, 4 de Raimons Jordas.

       96v°d      - R1111 débat de Phelipe de Nantueil, contrafactum de AP 404, 9 de Raimons Jordas.

       104v°c    - R1457 contrafactum de AP 428a, 1 (=PC 461,43), de Rostaing (de Sabran).

       105v°c    - R1317 contrafactum possible de AP 70,29 de Bernartz de Ventadorn.

       105v°d    - R1057 contrafactum de AP 70, 7 de Bernartz de Ventadorn.

       106r°a    - R390 contrafactum de AP 70,44 de Bernartz de Ventadorn.

Q:  121v°d    - R579 contrafactum irrégulier de AP 183, 1 du Coms de Peitieus.

       122r°b   - R1262 contrafactum de AP 70,12 de Bernartz de Ventadorn (mélodies identiques).

       125r°a     - R 641 traduction en français de AP 372, 3 de Pistoleta.

R: 127r°a       - R1878 débat du Roy de Navarre, contrafactum de AP 63, 2 de Bernartz Martis.

S: 127v°d      - R1185 jeu-parti de Guillaume le Vinier, contrafactum de AP 242,57 de Girautz de Borneil.

     131v°c        - R 2061 contrafactum de AP 404, 6 de Raimons Jordas.

     131v°d       - R682 contrafactum de AP 330, 1 de Peire Bremons Ricas Novas.

-------------

Modèle AP 70,44:                 7'a 5b 7'a 5b 7'a 5b 7'a 5b 6C 6c 7c 5'b               6  (4)  k16  (243)7    ik6  <9>

1=a=oya; ura; iza; ansa; onda; aire

2=b=ura; iza; ansa; onda; aire; ire

3=c=  or;   or;    or;      or;    or;   or;

Mot-refrain bordo 9 : "amor"

Explication : 6 coblas (suivies d'une tornada de 4 bordos). Dynamique des rimes: les timbres de rimes de b=2 sautent à la position de a=1 à chaque cobla suivante, le timbre de rime de c=3 demeurant le même (=or) pour les 6 coblas; de cobla en cobla un nouveau timbre de rime (=4) apparaît en position de b  (schéma: 243 pour chaque nouvelle cobla). L'exposant 6 de k1 indique que le schéma 243 est valable pour les 6 coblas, l'indice 1   soulignant qu'il faudrait une seule cobla supplémentaire pour clôturer cette chaîne des timbres de rimes (1 en indice est le nombre de riphotons du schéma concerné). Il faudrait une 7ème cobla pour clôturer  cette chaîne ouverte de schéma 243 ( en faisant réapparaître "oya" en rime b). Mot-refrain à la rime du bordo 9: "amor". i indique la présence d'un mot-refrain (si le refrain avait concerné tout le bordo, on aurait écrit I en majuscule); l'exposant 6 signifie que le mot-refrain revient pour les 6 coblas concernées; <9> indique la position du mot-refrain dans la cobla : au 9ème bordo.

R390 :

La lettre P du manuscrit Cangé se clôt avec un chant d'Adan de le Hale. En avant-dernière position R390 qui se positionne après R1057 (contrafactum sûr de AP 70, 7). Précédant R1057: R1317 (contrafactum possible de AP 70,29).

                                                          a b a b a b a b c c c b                                           3    k1  123

                               cobla  I            7  5' 7  5' 7 5' 7 5' 6 6 7 5'                                     1=a=aut; uz; ance

                                         II            7  6  7  6 7  6 7 6  6 6 7 6                                      2=b=une; ors; aiz

                                       III            7' 6  7' 6 7' 6 7' 6 6 6 7 6                                       3=c= ié;  ouz;  our

Explication: 3 coblas singulars (= les timbres de rimes changent à chaque cobla) avec des formules rythmiques différentes. La formule de rimes est la même que celle du modèle.

En résumé : mêmes formules de rimes. Rythmique adaptée pour les coblas II et III; La I est identique au modèle. Noter pour la cobla III l'identité des rimes a=ance/ ansa (IV du modèle), ainsi que la rime c=our/ or (même prononciation pour les deux langues). L'indice de cotrafacture est: !av(r)g.

Remarquer au passage la complexité dans l'enchaînement des coblas par les rimes chez Bernartz de Ventadorn, poète virtuose, schéma que le contrafacteur n'a pas pu reproduire.

 -------------

Modèle AP 70,29:                 7'a 7b 7'a 7b 8c 8c 7'd 7'd                                   7  (3, 2 )  k7  1234

1=a=eya   2=b=an   3=c=ui   4=d=aire

Explication : 7 coblas unissonnantes suivies de 2 tornadas de 3 bordos et 2 bordos, de rimes 1=a, 2=b, 3=c, 4=d.

R1317:                                         7a 7b 7a 7b 7'c 7'c 7b 7'c                                     5  (4 )     k2  123

1=a=  ier,   ier,   uil    uil,    enz

2=b= our,  our,   ir,     ir,    ors, ort

3=c=aine,aine, ance, ance, ie, ie

Explication : 5 coblas doblas (suivies d'un envoi de 4 bordos aux rimes ne suivant pas exactement celles de la dernière cobla). La métrique est un peu adaptée du modèle. Dans le manuscrit Cangé, R1317 se situe juste avant R1057 qui est un contrafactum sûr de Bernard de Ventadour. Ici l'indice de contrafacture est: !irr. (irr= irrégulier).

--------------

Modèle AP 70, 9:                   7'a 7b 7'a 7b 7b 7'a 7'a 7b                                  5  ( 4 )  k2  12

          I-II , III-IV, V-T

1=a= oilla,  ona,  ira

2=b= oill,     o ,     ir

Les rimes a sont dérivées des rimes b.

Explication : 5 coblas doblas (suivies d'une tornada de 4 bordos), de 8 bordos de rimes 1=a, et 2=b.

R1400:                                       8a 6'b 8a 6'b 6'b 8a 8a 6'b                              5  ( 4 )  k2  12

           I-II ,  III-IV , V-E

1=a=    ir,         é,         ai

2=b= aindre,  ire,      ie

Explication : 5 coblas doblas (suivies d'un envoi de 4 bordos) de 8 bordos de rimes 1=a et 2=b. Remarquer en I et II la rime identique a=ir qui reprend la dernière rime b du modèle, ainsi que la rime b (III-IV) =ire à rapprocher de la version limousine positionnée en rime a de la dernière cobla. La formule de rimes est la même que celle du modèle. Les rimes masculines et féminines sont inversées tout en gardant le même nombre de syllabes.

Rapprochements textuels:

                                       AP 70, 9                                                                     R1400

Cobla II, 8   :   ...So que totz jorns s'amor coill...                      8   :    ...Le puet Amors destraindre...

Cobla IV, 1  :   ...Bo son tuich li mal que . m dona                    1   :     ...Dame de vostre grant bonté

                  2  :     Mas per Deu li quer un do...                           2   :        

                  5  :     Mas trop quer gran guizardo                         5  :      Qui voit vostre douz rire

                  6  :    Celei que tan guizardona                                  6  :      Et vostre beau vis colorei

                  7  :     E quan eu l'en arazona                                     7   :      Bien li est vis qu'il voie Dei

                 8  :     Ill me chamja ma razo                                      8   :       Qui de cuer vos remire

Cobla  V, 1   :                                                                                    1   :       Merci vos pri et prierai

                 2   : ...Mas eu ges de lei no . m vir                              2   :       Tous les jors de ma vie

                 3   :    Mo fi cor que la dezira                                     3   :       Merci pri que mestier en ai

                 4   :    Aitan que tuich mei dezir                                 4   :       Qu'au desoz est qui prie

                 5   :    Son de lei per cui sospir                                     5   :       Douce dame enemie

                 7   :....Sai qu'en lei ma mortz se mira                          7   :  ....Por Deu confortez mon esmai

                 8   :    Can sa gran beutat remir                                   8   :      Et ma douce folie

Tornada 5   :    Ma mort remir que jauzir                                   5   :      Las folors n'est ce mie

Il y a répétitions de mots évoquant la prière "pri/ prie/ prierai" sur le modèle occitan des rimes dérivées "dezir/dezira". A la tornada il y a reprise du mot-rime du dernier bordo de la cobla précédente, "remir et folie/ folors". L'indice de contrafacture est: !a(v)k(r)p.

Signification de "p"= correspondance de mots entre deux ou plusieurs chants. Le point d'exclamation signifie: "seulement" et indique par là que la contrafacture est seulement possible, ou probable, selon les cas.

------------

Modèle AP 70,40a:               6'a 6'b 6'a 6'b 6'b 6'b 6'a 6'b             5  ( 4, 4 )  k25/2  ( 23 )7

1=a=ensa, ensa, ura, ura, atge

2=b=ura, ura, atge, atge, enta

Explication : 5 coblas doblas à demi-chaîne ouverte : les timbres de rimes b sautent en position a toutes les deux coblas. A chaque nouvelle cobla impaire apparaît, en position b, un nouveau timbre de rime  pour deux coblas (=3).  Le schéma 23 ne se clôture pas car il faudrait une 7ème cobla avec la réapparition en de la rime "ensa". Ces coblas sont suivies de 2 tornadas de 4 bordos chacune. 

R37 (=R394=R1938):

 Coblas I, II, III, IV:                   6'a 5b 6'a 5b 7b 7b 6'a 6'b

 Coblas V:                                        a   b    a     b    b    c    c

 Coblas VI à XI:                           6'a 6b 6'a 6b 7b 7b 6'a 6'b

1=a=age, ose, asse, ée, ées,... 

2=b=  uz,  ors, aut,  is,   ez,...

Explication : 5 coblas (ou 11 selon le manuscrit de Noailles pour la version R1938). La formule de rimes est identique au modèle (sauf pour la cobla V). La rythmique des 8 bordos est légèrement adaptée et variable. La rime finale (atge) du modèle se retrouve en début du contrafactum (age). L'indice de contrafacture est: ! a(v)(r).  

 

Notes complémentaires:

En ce mois d'octobre 2019, nous venons d'accomplir plusieurs découvertes extraordinaires. Nous poursuivons depuis plus de trente ans un but long et ardu:   retrouver les mélodies de nos troubadours des XIIème et XIIIème siècles. Sur un corpus de 2540 textes lyriques, les manuscrits nous ont livré seulement un peu plus de 200 d'entre elles. Presque toutes ces transmissions concernent des chants-modèles. En l'état de nos recherches, ces 2540 textes sont à diviser entre 1388 chants-modèles et 1152 chants-contrafacta. Nous avons restitué leur mélodie à 315 chants-modèles et à 448 chants-contrafacta. Depuis 1986 nous avons créé et développé des outils de mesure afin de montrer assez précisément, le degré d'imitation des contrafactures. Nous avons constaté, chose déjà connue par nos prédécesseurs, que, d'une façon générale, les troubadours de langue d'oc dans leur ensemble, maîtrisaient mieux leur langue ainsi que les techniques d'élaboration de leurs chants, par rapport aux trouvères de langue d'oïl. Grâce à cela, nous avons pu inventer les indices smkr qui nous permettent d'établir avec certitude le caractère de contrafacture mélodique. Nous avons ainsi pu dresser la liste de tous les chants de troubadours qui ont sûrement réemployé une mélodie d'un confrère. Mais il existe un champ d'exploration de plus en plus large, qui s'est découvert à nous petit à petit: c'est l'imitation plus maladroite, ou plus subtile, pratiquement indétectable. Précédemment, nous avons pu prouver au lecteur, le caractère de contrafacture, grâce à plusieurs chants dont les mélodies correspondaient entre elles, sans pour autant que leurs métriques se superposent l'une à l'autre. Malheureusement pour les troubadours, peu de leurs chants nous ont été transmis avec la mélodie. C'est pourquoi notre recherche de mélodies originales devient une véritable gageure. Cependant, plusieurs indices nous permettent de penser, avec plus ou moins de force, qu'une imitation a pu avoir lieu.

Ainsi le 17 octobre 2019, nous avons repéré deux chants de trouvères anonymes, qui obéïssent apparemment à cette catégorie difficile , pour ne pas dire sournoise: R 1499 et R 2047 de la classification de Gaston Raynaud. R 1499 est un chant anonyme en vieux français, dont l'incipit est: "Chanter me covient plain d'ire". C'est une sorte de débat en six strophes, entre un "ami" et une "amie". Ce type de genre musical évoque souvent une imitation possible que nous signalons par notre indice g. L'auteur est plutôt malhabile puisque le schéma métrique ne reste pas stable:

R 1499 :          7' a 7' a 7' a  4 b 7' a  b         (strophes I et IV)

                            a    a     a    b    c     b         (strophes II et III)

                            a    a     a    a    b     c     b   (strophes V et VI)

En principe, cela évoque un ouvrier malhabile qui n'a pas pu poursuivre le schéma de départ. La formule des relations interstrophiques est la suivante:

6 k1 12; c'est-à-dire 6 strophes à deux (ou trois) rimes, dont les timbres changent à chacune des strophes.

Schéma mélodique: A A B C D E

Voyons quels sont les timbres de rimes: 

a= ire,  ee,    ie,  ece, ie/ise, age.

b= aus, ent,  oir,   ir,  és/ai,   ez.

c=    -   , ire,  ueille, -,  age,   erre.

Nous connaissons un chant célèbre de troubadour (AP 183, 7), qui possède à la fois une métrique très proche, et des timbres de rimes très ressemblants: "Farai un vers de dreyt nien", chant emblématique de Guillem VII comte de Poitiers (IX duc d'Aquitaine), le plus ancien troubadour, inventeur du Joy, de la lyrique courtoise et de l'éthique courtoise.

AP 183, 7:         a  8 a  8 a  4 b  8 a  4 b          Formule de liens interstrophiques: 7 k7 32

a=  en, atz,  itz,  ir,  es, ort, uy.

b= auauauauau, auau.

Ici, la métrique demeure stable tout au long des sept coblas. Le timbre de la rime a change à chaque cobla, tandis que le timbre de la rime b est toujours au, comme pour le chant imitateur à la strophe I seulement. Pour la rime a nous retrouvons quelques réminiscences du modèle, avec les timbres de rime ee (en du modèle), ire (ir du modèle), ece ou és (es du modèle). L'indice de contrafacture est: ! a(v)(r).

La mélodie se trouve dans deux manuscrits: B.N.F. nouv. acq. fr. 1050 folio 217v°; B.N.F. f.fr. 847 fol. 146v°d. Nous préférons la première, qui reste plus sobre, ainsi que le demande le texte du modèle, qui décrit un poète envahi par le doute et l'incertitude, et qui attend un signe de sa bien-aimée; laquelle n'est plus une femme pour le plaisir du chevalier vantard, mais une dame lointaine et plus ou moins accessible, dont le poète attend une réponse favorable à ses sentiments. C'est ce qu'il faut comprendre par la "contreclef" qui doit venir depuis un endroit "vers l'Anjou", sans doute identifiable à Dangerosa, vicomtesse de Chatellerault, sa future maîtresse attitrée. La mélodie retrouvée est magnifique et remplie de cette incertitude, et elle traduit un équilibre instable de la pensée de Guillem. 

Notes: la lettre a signifie formule de rime identique; [r] : partiellement mêmes timbres de rimes.

Ce même 17 octobre 2019 nous avons eu la chance de rencontrer un autre chant de trouvère anonyme (R 2047), possible imitation mélodique: "Bele et blonde a qui je sui touz". Nous avons été interpelé par sa métrique: 

R 2047 :          a  8 a  12b  12b                       Formule de liens interstrophiques:  5 k1  12

a= ouzienz,      er,        ont.

b= or,   ir, ent, ouz/ors, aut.

Schéma mélodique: A A' B C

Ce chant nous a fait penser à un chant de troubadour (AP 183, 12), qui a toujours posé quelque problème aux spécialistes, quant à sa métrique: "Un vers farai pos mi soneill", du même Guillem VII comte de Poitiers. Est-ce un chant de 4; 5; ou 6 vers? À première vue il peut se présenter ainsi:

AP 183, 12 :      8 a  8 a  a  4b  x  4b           Formule de liens interstrophiques:  14 (2)  k1  1x2

La lettre x présente en fait un vers sans rime, mais cette astuce permet de ramener la métrique à celle déjà utilisée plusieurs fois par ce même troubadour: a a a b a b. Par contre si nous nous en tenons aux rimes, nous pouvons modifier le schéma métrique ainsi:

AP 183, 12 :       8 a  8 a  12 b  12 b                                                                                      14  (2)  k1  12

Au vers 3 nous avons ainsi une rime interne qui correspond à la rime a des deux premiers vers. 

a= eill, al,  i,    i,    ut,  en, eill, ososos, at, enen, etz.

b= als,  o, art, en, an, utz,  os, es, enen,  o, es, orn, es.

[x= ier, ar, entz, on, iol, eill, iers, os, os, or, at, ers, ei, eg].

Noter les correspondances de timbres entre le modèle et l'imitation: os (ouz); i (i); en (enz/ent); orn (or, prononcé our). La mélodie, peu mélismatique, répond tout à fait au ton humouristique et de canular du texte de Guillem. Trois manuscrits la reproduisent avec peu de variantes. Nous préférons la version du manuscrit de la Bibliothèque de l'Arsenal 5198 page 356b. Nous la trouvons aussi dans B.N.F. f.fr. 845 fol.173r°et dans B.N.F. nouv. acq. fr. 1050 fol. 232r°b. Indice de contrafacture : ! avk[r].

Le 20 octobre 2019, notre attention a été attirée par un autre chant anonyme de trouvère (R 579), dont la mélodie se trouve seulement dans le manuscrit Cangé (B.N.F. f.fr. 846 fol. 121v°d): "Quant par douçour dou temps novel". Cet incipit nous a rappelé un autre chant bien connu de Guillem de Poitiers (AP 183, 1): "Ab la dolchor del temps novel", peut-être le plus beau et le plus poétique, avec AP 183, 7.  L'incipit d'oïl semble en fait une simple traduction du chant de Guillem. Nous convenons que la métrique n'est pas exactement la même:

R 579:         8 a  8 b  8 a  b b  8 a  8 a  8 b                     Formule de liens interstrophiques:  5 k2  12

a= el,  el,  i,   i,   ir.

b= on, on, er, er, er.

Formule mélodique: A B A B C DB E B

AP 183, 1:    8 a  8 a  8 b  8 c  8 b  8 c                                 Formule de liens interstrophiques:  4 (6) k24/2  231

a= elel,  i,    i,    i.

b= i,    i,   an, an, an.

c= an, an, elel,  el.

La structure interstrophique du modèle supposé est bien plus compliqué et technique, formant une "chaîne fermée" de type 231 : retour des mêmes timbres de rimes en des positions réglées par une logique, toutes les deux coblas de façon à ce que la rime  a (= rime 1) se positionne en c, b (= rime 2) en a et c (= rime 3) en b. Les rimes b de l'imitation et c du modèle ne changent pas de timbre dans les deux chants aux coblas III, IV, V ( rimes el et er) . Nous considérons que la cobla V servant de conclusion dans le modèle, prend le rôle d'une tornada. Si nous comparons ces deux chants, nous constatons une utilisation des mêmes timbres de rimes pour a. Pour le reste, l'imitateur n'a pas pu suivre la complexité technique du modèle. En ce qui concerne la mélodie, il n'y a aucune difficulté à la ramener à A B C DB E B. Nous savons que les trouvères en général, affectionnent les répétitions et les refrains. C'est une mélodie en Sol diatonique, très joyeuse, s'adaptant très bien à l'amour joyeux et confirmé désormais, et liant Guillem et Dangerosa. Indice de contrafacture: ! v [r (+a-b)]p

Animés par tant de merveilles, nous avons repris, le 21 octobre 2019, la mélodie tronquée qu'un manuscrit (Roma, Chigiana CV 151 fol. 81a) nous a transmis, via le drame liturgique connu sous l'appellation de Jeu de sainte Agnès, via un contrafactum ( PC 461, 42c  qui se situe aux vers 823-834 de l'édition d'Alfred Jeanroy: Le Jeu de sainte Agnès, drame provençal du XIVe siècle, Les Classiques français du Moyen-Age n°68, éditions Édouard Champion, Paris 1931): "Bel seiner Dieus sias grasiz", dont le caractère d'imitation est sûr et certifié par le manuscrit (indice de contrafacture: s): "Faciunt omnes simul planctum in sonu del comte de Peytieu".

PC 461, 42c :          8 a  8 a  8 a  8 b                                 3  k3  32

a= iz, az, at.

b= ut, ut, ut.

À chaque cobla une rime externe a (= 3), est suivie du même timbre de rime b (= 2).

AP 183, 10 :              8 a  8 a  8 a  8 b                              10 (2)  k10  32

a= ens, il, ieus, or, os, on, ui, ais, ueill, ort.

b=  i,     i ,   i,      i,    i,    i,    i,    i,       i,     i.

L'imitation se résume au schéma métrique et à l'enchaînement des coblas (indices mk), à l'indication de la contrafacture (indice s) dans le texte, et au genre du Sirventes Religieux (indice g) qui est un genre à réutilisation de mélodie. Par contre les timbres de rimes ne pourraient pas nous aider pour l'identification de la contrafacture. Indice de contrafacture: smk(r)g.

La mélodie de ce manuscrit arrive seulement jusqu'à la syllabe 5 du deuxième vers. Nous avons essayé de suivre l'idée mélodique du début pour établir une reconstruction qui nous permette de chanter ce beau chant de départ de Guillem, premier troubadour par la chronologie, et par la qualité de son oeuvre. Depuis, nous avons décelé des contrafacta possibles pour les chants AP 183, 2; 8; 11. Grâce à la mélodie retrouvée plus anciennement de AP 183, 3 ("Compaigno farai un vers tot covinen"), par des romanistes comme Hans Spanke et Friedrich Gennrich, et si nous supposons que les chants AP 183, 4 et 5 sont des copies mélodiques (Sirventes) de AP 183, 3, cela nous fait 10 chants (sur 11) de Guillem de Poitiers qu'il nous est possible de rendre vivants par le chant.

Le 22 octobre 2019 (jour du 948ème anniversaire de la naissance de Guillem le plus ancien troubadour), nous pensons qu'un autre chant de trouvère (R 430 du comte de Rouci= P 41, 1), cache subtilement une contrafacture jamais découverte. Ce chant R 430, dont l'incipit est "De joli cuer enamoré", est l'unique composition de Jehan II, comte de Rouci, né vers 1205 (comte 1212-1251). L'identification a été formellement établie par Holger Petersen Dyggve, dans Neuphilologische Mitteilungen XXXVII (Helsingfors 1936), pages 261-283 (article: "Personnages historiques figurant dans la poésie lyrique française, VI L'énigme du "comte de Couci"). Cet auteur, s'appuyant sur les envois du chant, a montré que Jehan comte de Rouci aurait écrit la chansonnette R 430 peu après 1237, avec pour destinataire, son proche parent Henri III, dit le Grand et le Blond, comte de Luxembourg de 1226 à 1281, et puis, son ami Arnoul IV, comte de Loss de 1227, au plus tard, à environ 1272. Par ses recherches, Holger Petersen Dyggve nous dévoile la parenté de Jehan II de Rouci. Son premier mariage avec Isabelle de Dreux (*ca 1188- + apr. 1242), fille de Robert II, comte de Dreux, et dont il fut séparé pour consanguinité en 1235, le consacre beau-frère de deux trouvères connus: 

--- Jean de Braine (*1198- + 1240), auteur (= P 39) de trois chants, et depuis son mariage en 1224 avec Alix, petite-fille et héritière de Guillaume V, comte de Mâcon et de Vienne; Rouci et Braine (actuellement Braisne-sur-Vesle), sont deux lieux du même département de l'Aisne.

--- Robert III (* 1185 - + 3-3-1234), dit Gasteblé, comte de Dreux et de Braine de 1218 à 1234, et trouvère (= P 53) auteur de trois chants. 

--- Un autre de ses beaux-frères, Pierre dit Mauclerc (* ca 1187 - + 1250), comte de Bretagne de 1213 à 1237 pour son épouse Alix de Bretagne (* 1200 - + 1221), et pour son fils Jehan (* 1217 - comte 1237 - + 1286), qui sera lui aussi trouvère (= P 37 auteur de 6 chants), et gendre du grand trouvère Thibaut IV (* 30-5-1201 - + 7 -7 - 1253), comte de Champagne et de Brie (1201 - 1253), roi de Navarre (1234 - 1253).

Nous remarquerons que dans ce milieu de la noblesse, tous ces gens se fréquentaient et partageaient leurs chants. Jehan de Rouci déclare au vers 2 de son chant, qu'il va commencer une "chansonnete". À première vue, ce genre de la chanson nécessite la création d'une mélodie originale. Mais nous savons que, même chez certains troubadours tardifs, ou particulièrement chez les trouvères du XIIIème siècle, des chansons pouvaient reprendre une mélodie connue. Si nous restons dans l'entourage de Jehan de Rouci, nous voyons que sur les 6 chants du comte de Bretagne Jehan, 3 de ses chants sont des contrafacta: R 840 (= P 37, 1), qui est un jeu-parti (contrafactum de R 1588 = P 37, 5 du même auteur); R 1037 (= P 37, 3), qui est un Serventois Religieux (contrafactum de R 1035 = P 27, 5 du trouvère Chardon de Croisilles); R 1141 (= P 37, 6), qui est un chant du genre "Chanson" (contrafactum de R 1135 = P 158, 4 du trouvère Monios d'Arras). Pour Gasteblé (ou Wasteblé, selon les manuscrits), ses 3 chants, qui sont du genre de la Chanson, sont tous des contrafacta: R 1554 (= P 53, 1) contrefait R 1997, chant anonyme; R 31 (= P 53, 1) est une contrafacture du chant occitan AP 375, 2 de Pons de Capduoill; R 1742 (= 53, 3) contrefait R 1175 (= P 134, 1) du trouvère Jehan le Petit.  Nous pouvons donc estimer que Jehan de Rouci, auteur d'une seule chanson, a certainement utilisé une mélodie connue, mais que n'étant pas assez professionnel, il a pu suivre un schéma métrique différent du modèle:

R 430 :        8 a  8 b  8 a  8 b  8 a  8 a  8 b                Formule de liens interstrophiques: 5 (3, 3, 3)  k2  12

a= éé, ant(s)/ent, ant/ent, ir.

b= ai, ai, ut, ut, oir.

Formule mélodique:    A B A B C D B    

C'est un chant de 5 strophes doblas, se terminant par 3 envois de 3 vers chacun. Nous remarquons que ant=ent=ans.

Nous pensons avoir trouvé le modèle de ce chant, dont la mélodie se rencontre dans 6 manuscrits: Bibl. de l'Arsenal 5198 page 138a ; B.N.F. f.fr. 845 fol. 80v°c ; B.N.F. nouv. acq. fr. 1050 fol. 95r°b ; B.N.F. f.fr. 847 fol. 180v°d ; B.N.F. 12615 fol. 129r° ; B.N.F. f.fr. 24406 fol. 83v°d . La mélodie de ce dernier manuscrit diffère complètement des autres (comme assez souvent). La mélodie de B.N.F. 12615 montre quelques erreurs dans le schéma mélodique ABAB. La mélodie des quatre premiers manuscrits est la meilleure et identique; ce qui n'est pas surprenant vu qu'ils représentent une même famille de manuscrits. Nous retrouvons un schéma métrique plus typique des troubadours dans AP 70, 32 : "Peirols com avetz tan estat". En effet, Bernartz de Ventadorn a utilisé , pour cette Tenso, des rimes embrassées, plus fréquentes au sud qu'au nord de la Loire.

AP 70, 32 :       8 a  8 b  8 b  8 a  8 c  8 c  8 a                                                                           6 (3, 3) k6  123

                              at     o                   e

Nous constatons que chez Bernard de Ventadour, la rime (= e: prononcer é), se trouve en position de rime a chez Jehan de Rouci dont la chanson débute avec en rime a la syllabe é pour les strophes I et II. L'indice de contrafacture est seulement ! v [r]; c'est-à-dire la longueur des vers (rythme), et partiellement les timbres de rimes. La rime a de Bernard (= at) se retrouve déformée en rime (= ant) chez Jehan de Rouci. La certitude de contefaçon n'est pas entière, mais la jolie mélodie est bien dans le style de Bernard de Ventadour, avec le même schéma mélodique que AP 70, 12 ( ABABCDB). De plus, cette Tenso (datable de ca 1171), entre Bernart et Peirol, présente quelques réminiscences mélodiques des vers 1 et 3 du chant AP 366, 26 de Peirol, aux vers 2, 4 et 7. Nous savons qu'au début de la lyrique courtoise, la Tenso possédait une mélodie originale, mais que rapidement ce genre a basculé dans la contrafacture. Quoi qu'il en soit, si cette mélodie appartient à Bernard de Ventadour, et nous le pensons, elle enrichit l'oeuvre de ce grand troubadour.

Depuis cette découverte, nous avons trouvé des contrafacta mélodiques possibles pour d'autres chants de Bernart de Ventadorn, comme AP 70, 20; 22; 28; 37; 38; et nous avons restauré la mélodie de AP 70, 45. De ce fait nous atteignons,  pour Bernard de Ventadour, le chiffre de 30 chants pourvus de mélodie. Il faut relever que Bernard de Ventadour a composé toutes les mélodies de ses chants, qui peuvent être appelés pour cette raison, chants-modèles avec mélodie originale, au contraire de nombreux troubadours et de beaucoup de trouvères, qui ont repris leurs mélodies  à d'autres compositeurs (chants-contrafacta).  

 

......................

 

Modèle AP 70,20:          7a  7b  7b  7a  7' 7d  3 4'c  7e  7e                           5 (5) k 12345             1=a= ès;    2=b= is;  3=c= atge; 4=d= en; 5=e= o     

R670:                                   7a  7b  7b  7a  7'c  7d  7d  7'c  7b  7b                           5       k5  1234               1=a= ent; 2=b= ier; 3=c= age;  4= d= is    

L'indice de contrafacture est: ! (a)(v)k(r). Nous remarquons que le contrafactum a "régularisé" en vers de 7 pieds, les vers 7 et 8, contre le modèle qui n'en comprend que 3 et 4'. La mélodie du contrafactum devra être réadaptée au chant modèle, en associant sur une même syllabe du modèle, les deux premiers neumes, puis les 3ème, 4ème et 5ème neumes ensemble, puis les 6ème et 7ème neumes ensemble (pour le vers 7). De même, pour le vers 8: regrouper les trois premiers neumes sur la première syllabe du modèle, puis les 5ème et 6ème neumes sur la 3ème syllabe du modèle; les neumes 4ème, 7ème et 8ème restant seuls, respectivement sur les syllabes 2, 4 et 5 (rime féminine) du modèle.    

....................     

Modèle AP 70, 22:          8a  8b  8c  8b  8'd  8'd 10e 10e                  7  (4,4)   k7   12345                  1=a= ors; 2=b= es; 3=c= os; 4=d= ana; 5=e= atz       

R1487:                                8a  8b  8a  8b  8b  8'c  8'c  10a  10a          1              k1   123                       1=a= ir; 2=b= our; 3=c= ée      

L'indice de contrafacture est: ! (a)vk. Nous remarquons que la formule de rimes est presque la même, exceptée que le contrafactum a rétabli, comme souvent chez les trouvères, la forme bifronte de la mélodie, en ajoutant un vers pour obtenir classiquement: a b a b etc. Au niveau mélodique, cela donne la formule: A B A B C D E F G. Plusieurs phrases mélodiques de R1487 nous rappellent des tournures existantes dans les mélodies authentiques de AP 70, 24; AP 70, 45 et AP 70, 41. En conséquence nous rétablissons pour le chant-modèle la formule mélodique suivante: A B A C D E F G.    

 

...................

Modèle AP 70, 28:          6a  6a  6a  6a  6a  6a  6a  6a                        8  (4)   k2   1                              1=a= or, or, an, an, al, al, os, os, os.   

R1457a:                                6a  6b  6a  6b  6 6a  6a  6b                         4          k4  12                             1=a= ir; 2=b= (e)ant     La strophe IV est incomplète.

L'indice de contrafacture est: ! v(r). Le contrafacteur a choisi une formule de rimes parmi les plus classiques chez les trouvères.                                               

 

 ..................... 

Modèle AP 70, 38:                           777777777'7f                    3    k3    123456              1=a= an;  2=b= el;  3=c= ir;  4=d= ar;  5=e= ida;  6=f= ais    

R378:                                                     7a 7b 7a 7b 7b 7a 7a 7b 7b 7a                    5    k3    12                       1= as,as,as,is,is;  2=b= is,is,is,our,our  

Ce chant est un jeu-parti, genre poétique réputé pour l'utilisation d'une mélodie connue. L'indice de contrafacture est: ! (v)kg. Pour permettre l'échange de strophes entre Guillaume li Viniers et Monios d'Arras, le premier auteur a simplifié la formule de rimes.

 

                                                                                                                                                        .....................

Modèle AP 70, 37:                    6' a  6 b 6'6 b 6'6 b 6'6 b 6 b 6' a                     6 (4)  k2  12                1=a=enta, enta, aire, aire, ana,ana           2=b=is,is, an, an, ai, ai    

R21=P83,3:                               7' a 7 b 7' a 7 b 7' a 7 b 7' a 7 b 7' C 7 D 7' C 7 D          5        k2   1234   I k5  [9,10,11,12]    1=a=age,age,ente,ente,ue  2=b=er,er,is,is,ier 

La chanson R21 attribuée au trouvère Guios de Dijon, est le chant d'une jeune femme qui se lamente sur le départ et l'éloignement de son bien-aimé outre-mer. Nous reproduisons la strophe IV, qui représente presqu'un calque du début de la Chanso AP 70, 37 de Bernart de Ventadorn

en capitales la formule mélodique R21 d'après le manuscrit de Paris B.N.F. 844 fol.174v°d :

A_ De ce sui en bone entente                               AP70,37  cobla I :

B_ Quant je son homage pris

A_ Quant l'alaine douce vente                  A_ Quan la douss'aura venta 

B_ Qui vient dou tresdouz païs                     B_ Deves vostre païs

A_ Ou cilest qui m'atalente                          A_ Vejaire m'es qu'eu senta

B_ Volontiers i tor mon vis                              B_ Un ven de paradis

C_ Dex m'est vis que je le sente                    C_ Per amor de la genta

D_ Par desoz mon mantel gris                        D_ Vas cui eu sui aclis

A_ Dex quant crïeront outrée                          A_ On ai meza m'ententa

B_ Sire aidiés au pelerin                                   B_ E mo coratg'assis

C'_ Par cui sui espaventée                                C'_ Car de totas partis

D'_ Car felon sont Sarazin                                D'_ Per leis tan m'atalenta       

 

Nous remarquons, qu'entre ces deux chants, les formules métriques sont presque identiques. Ayant la chance d'avoir la formule mélodique de la copie, nous constatons que celle-ci a reconduit la phrase mélodique des deux premiers vers, portant le nombre de vers à 12 par strophe au lieu de 10 pour l'original. Les mots à la rime ont été aussi repris par le trouvère.

L'indice de contrafacture est porté à : ! k[r]p irr. Cela signifie que Guios de Dijon a utilisé pour sa chanson, la même façon d'enchainer les strophes (k), certains timbres de rimes, et même carrément plusieurs mots-rimes ( [r] et (p), en produisant cependant une contrafacture irrégulière.    

 

 

     6 - LA VIDA DU 13ème SIÈCLE

 

          A partir de 1209, les hordes brutales des croisés de Simon de Montfort, par leurs massacres et leurs confiscations, ont répandu la terreur dans les pays d'Occitanie et ont fait fuir de nombreux Occitans vers les pays limitrophes que sont la Catalogne et les cités italiennes de l'Italie du Nord. En 1215, le Pape Innocent III (8-1-1198 - 16-7-1216), au Concile du Latran, a jeté l'Interdit sur les cours de poésie courtoise et sur les divertissements. De plus, les troubadours les plus importants étaient déjà morts depuis quelques décennies. Aussi, pour les faire connaître d'un nouvel auditoire, certains jongleurs ont crû bon de les présenter, eux ou leurs chants, et de cette idée sont nées les vidas ("les vies"), et les razos ("les raisons"), de troubadours. Créées pour intéresser les divers publics de la noblesse et de la bourgeoisie, ces vidas reprennent souvent des éléments rencontrés dans les chants eux-mêmes. Les razos sont encore plus romancées et ne sont que pures fictions. Pour les vidas, la vérité se situe entre réalité et légende : quelle est la part de l'une et de l'autre ?

La vida de Bernartz de Ventadorn est "signée" par Ucz de Saint Circ, troubadour actif dans la première moitié du XIIIème siècle, et lui-même exilé en Italie, à partir de 1220. Huit manuscrits ont transmis la vida de Bernard: A86, B55, E190, I26v°, K15, R1, Sg178, N221v°col.a. Les mêmes éléments biographiques sont repris, un peu différemment dans N2 (manquent les épisodes F et H).

Manuscrits:

A = Rome, Vatican, Lat.5232; B = Paris, B.N.F.fr.1592; E = Paris, B.N.F. fr.1749; I = Paris, B.N.F. fr.854; K = Paris, B.N.F. fr.12473; R = Paris, B.N.F. fr. 22543; Sg = Barcelone, Bibl. de Catalogne, n°146; N2 = Berlin, Staatsbibliothek, Phillipps 1910.  

La vida peut être disséquée en plusieurs épisodes:

A: les origines; B: parenté; C: séjour à Ventadour; D: séjour auprès de la duchesse de Normandie; E: le roi Henri emmène la duchesse en Angleterre; F: séjour chez le comte de Toulouse; G: entrée à l'ordre cistercien de Dalon; H: conclusion d'Uc de Saint-Circ; D': razo de AP 70,43 intercalée dans le manuscrit Sg.

Épisodes : Texte d'après A; B; E; I; K; R; Sg: 

A:     Bernartz de Ventadorn si fo de lemozin, del castel de Ventadorn.                                                                                                           

 

B:  Hom fo de paubra generation fills d'un sirven qu'era forniers, qu'escaudava lo forn a cozer lo pan del castel.

 

 

 

 

                                 

 

 

 

 

C:     E venc bels hom et adreichs, e saup ben chantar e trobar, e venc cortes et enseignatz, e lo vescons, lo seus seigner, de Ventedorn, s'abelli mout de lui e de son trobar e de son chantar e fetz li gran honor. E . l vescoms de Ventadorn si avia moiller, joven e gentil et gaia. E si s'abelli d'En Bernart e de soas chansos e s'enamora de lui et el de la domna, si qu'el fetz sas chansos e sos vers d'ella, de l'amor qu'el avia ad ella e de la valor de leis. Lonc temps duret lor amors anz que . l vescoms ni l'autra gens s'en aperceubes. E quant lo vescoms s'en aperceup, si s'estraigniet de lui, e la moillier fetz serar e gardar. E la domna si fetz dar comjat a . N Bernart, qu'el se partis e se loingnes d'aquela encontrada.                                            

                                                                                                                                      

                                                                                                                                                                                                                                                                

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D:     Et el s'en parti e si s'en anet a la duchessa de Normandia, qu'era joves e de gran valor e s'entendia en pretz et en honor et en bendig de lausor. E plazion li fort las chansos e . l vers d'En Bernart, et ella lo receup e l'acuilli mout fort. Lonc temps estet en sa cort, et enamoret se d'ella et ella de lui, e fetz maintas bonas chansos d'ella.                                                       

                                                                                                                               

D':     E apelava la Bernart "Alauzeta", per amor d'un cavalier que l'amava, e ella apelet lui "Rai". E un jorn venc lo cavaliers a la duchessa e entret en la cambra. La domna, que vi, leva adonc lo pan del mantel e mes li sobra l col e laissa si cazer el lieg. E Bernart vi tot, car una donzela de la domna li ac mostrat cubertamen, e per aquesta razo fes adonc la chanso que dis:

                          "Quan vei l'alauzeta mover..."(AP 70,43) 

E:     E estan ab ella, lo reis Enrics d'Engleterra si la tolc per moiller e si la trais de Normandia e si la menet en Angleterra.                                                                                                      

                                                                                                                             

F:     En Bernartz si remas de sai tristz e dolentz, e venc s'en al bon comte Raimon de Tolosa, et ab el estet tro que . l coms mori.

G:     Et En Bernartz, per aquella dolor, si s'en rendet a l'ordre de Dalon, e lai el definet.                                                                       

H:     Et ieu, N'Ucs de Saint Circ, de lui so qu'ieu ai escrit si me contet lo vescoms N'Ebles de Ventadorn, que fo lo fils de la vescomtessa qu'En Bernartz amet. E fetz aquestas chansos que vos auziretz aissi de sotz escritas. 

 

             

Traductions

                                                         

Texte d'après N2:

A:     Bernartz de Ventador si fo de Lemozin, d'un chastel de Ventador,

 

 

B:   de paubra generation, fils d'un sirven e d'una forgeira, si con dis Peire d'Alvergne de lui en son chantar, quan dis mal de totz los trobadors: 

"Lo terz Bernartz de Ventadorn

Qu'es meindre d'En Borneil un dorn

En son paire ac bon sirven

Que portav'ades arc d'alborn

E sa mair'eschaudava l forn

. l pair'dusia l'essermen" (AP 323,11) 

 

C:     Mas de qui qu'el fos fils, Dieus li det bella persona et avinen, e gentil cor, don fo el comensamen gentilessa,  e det li sen e saber e cortezia e gen parlar; et aveia  sotilessa et art de trobar bos motz e gais sons. Et  enamoret se de la vescomtessa de Ventador, moillier  de so seingnor. E Dieus li det tant de ventura, per son bel captenemen e per son gai trobar, qu'ella li volc ben outra mesura, que no . i gardet sen, ni gentilessa ni honor ni valor ni blasme, mas fugi son sen et seget sa voluntat, si con dis N'Arnautz de  Meruoil:      

     " Consir lo joi et oblit la foudat    

     E fuc mon sen e sec ma voluntat" (AP 30,23) 

E si con dis Guis d'Uisel:    

     "Qu'enaissi s'aven de fin aman 

     Que . l sens non a poder contra . l talan"(AP194,3) 

E el fo honoratz e presiatz per tota bona gen, e sas chansos honradas e grasidas. E fo vezuz et auziz e receubuz mout voluntiers e foron li faich grand honor e gran don per los grans barons e per los grans homes, don el anava en gran arnes et en gran honor. Mout duret lor amors longa sason enans que . l vescoms, sos maritz, s'en aperceubes.

E quan s'en fo aperceubut, mout fo dolens e tris, e mes la vescomtessa, soa moillier, en gran tristessa et en gran dolor, e fez dar comjat a Bernat de Ventador qu'el isses de la sua encontrada.

 

D:     Et el s'en issi e s'en anet en Normandia, a la duchessa qu'era adonc domna dels Normans, et era  joves e gaia e de gran valor e de pretz e de gran  poder, et entendia mout en honor et en pretz. Et ella lo receub con gran plaiser e con grant honor e fo mout alegra de la soa venguda e fetz lo seingnor e maistre de tota la soa cort. Et enaissi con el s'enamoret de la moillier de so seingnor, enaissi s'enamoret de la duchessa, et ella de lui. 

 

 

 

 

 

 

 

E:     Lonc temps ac gran joia d'ella e gran benanansa,  entro qu'ella tolc lo rei Enric d'Angleterra per marit  e que la . n mena outra lo braç del mar d'Angleterra,  si qu'el no la vi mai, ni so mesatge.

 

 

 

 

 

G:     Don el, puois, de duol e de tristessa que ac de lei, si  se fetz monges en l'abaia de Dalon, et aqui persevera tro a la fin.

                                       d'après A, B, E, I, K, R, Sg.                                                                  

A:     Bernard de Ventadour fut du Limousin, du château de Ventadour.                                                                                        

B:   Ce fut un homme de pauvre extraction, fils d'un serviteur qui était fournier et qui chauffait le four pour cuire le pain du château.                                                                                            

                                                                                                                                  

 

 

 

 

 

 

C:     Il devint bel homme et adroit; il sut bien chanter et trouver, et devint courtois et instruit. Et le vicomte de Ventadour, son seigneur, fut charmé par lui, et par son "trouver" et son "chanter", et lui fit grand honneur. Or le vicomte de Ventadour avait une épouse jeune, noble et joyeuse. Elle goûta Bernard et ses Chansons, et elle s'énamoura de lui, et lui s'énamoura de la dame; aussi fit-il ses Chansons et ses Vers au sujet d'elle, de l'amour qu'il avait pour elle et du mérite de la dame. Longtemps dura leur amour avant que le vicomte ou tout autre s'en aperçût. Et quand le vicomte s'en aperçut, il se sépara de Bernard et fit enfermer et garder son épouse. Et la dame fit donner congé à sire Bernard, pour qu'il s'en aille et s'éloigne de cette contrée.                                                                        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D:     Et il partit et alla auprès de la duchesse de Normandie, qui était jeune et de grand mérite, et se connaissait en mérite, en honneur et en belles paroles de louange. Les Chansons et les Vers de sire Bernard lui plaisaient beaucoup, et elle le reçut et l'accueillit très cordialement. Il demeura longtemps à sa cour, et il s'énamoura d'elle et elle s'énamoura de lui; et il fit, à son sujet, maintes bonnes Chansons.                                                                                       

D':     Et Bernard l'appelait "Alouette", à cause d'un chevalier qui l'aimait et qu'elle appelait "Rayon". Et, un jour, le chevalier vint auprès de la duchesse et entra dans la chambre. La dame, qui le vit, leva alors le pan de son manteau et le lui mit sur le cou; et elle se laissa choir sur le lit. Et Bernard vit tout, car une suivante de la dame le lui montra en cachette; et, sur ce sujet, il fit alors la Chanson qui dit:

                 "Quand je vois l'alouette remuer..."

E:     Tandis qu'il se trouvait avec elle, le roi Henri d'Angleterre la prit pour épouse, lui fit quitter la Normandie et l'emmena en Angleterre.                                                                                                                                                                                                                       

F:     Sire Bernard resta de ce côté de la mer, triste et malheureux, et alla auprès du bon comte Raimond de Toulouse; et il demeura auprès de lui jusqu'à ce que le comte mourut. 

G:     Et sire Bernard, à cause de cette douleur, entra à l'ordre de Dalon, et il y termina ses jours.                                                      

H:   Et moi, sire Hugues de Saint-Circ, ce que j'ai écrit de lui, me fut rapporté par le vicomte Ebles de Ventadour, qui fut le fils de la vicomtesse que Bernard aima. Et il fit ces Chansons que vous entendrez, et qui sont écrites ci-dessous.

 

d'après N2

 

A:     Bernard de Ventadour fut du Limousin, d'un château de  Ventadour,      

B:     de pauvre extraction, fils d'un serviteur et d'une boulangère, comme dit de lui Pierre d'Auvergne en son chant, quand il parle mal de tous les troubadours:

"...Le troisième Bernard de Ventadour

Inférieur à Borneil d'une largeur de main

Eut en son père un bon serviteur

Qui portait toujours un arc d'aubour

Et sa mère chauffait le four

Et le père apportait le sarment..."

 

 

C:     Mais de qui qu'il fût le fils, Dieu lui donna une belle et gracieuse apparence et un noble coeur, dont naquit à l'origine la noblesse, et il lui donna esprit, savoir, courtoisie et noble conversation. Et il avait la finesse et l'art de trouver de bonnes paroles et  des sons joyeux. Et il s'énamoura de la vicomtesse  de Ventadour, épouse de son seigneur. Dieu lui  donna tant de chance pour sa belle conduite et pour son gai art de "trouver", qu'elle l'aima outre mesure; car elle ne se soucia de bon sens ni de noblesse ni d'honneur ni de valeur ni de blâme, mais fuyant le bon sens elle suivit sa volonté comme dit sire Arnaud de Mareuil:

  "...Je considère le Joy et j'oublie la folie

Je fuis mon bon sens et je suis ma volonté..."

Et comme dit aussi Gui d'Ussel:

"...Car il advient ainsi aux amants sincères

Que la raison ne peut rien contre le désir..."

Et Bernard fut honoré et estimé par toutes les bonnes personnes, et ses chansons furent honorées et appréciées. Et il fut vu, entendu et accueilli fort volontiers; et beaucoup d'honneurs et d'importants dons lui furent faits par les puissants barons et par les hommes d'importance; ce qui lui permit de voyager bien équipé et grandement honoré. Leur amour dura longtemps avant que le vicomte, son mari, ne s'en aperçût. Et, quand il s'en fut aperçu, il fut très malheureux et attristé, et il causa à la vicomtesse, son épouse, une grande tristesse et une grande douleur, et il fit donner congé à Bernard de Ventadour, pour qu'il s'exilât de sa contrée.

D:     Et il en sortit, et s'en alla en Normandie, auprès de la duchesse qui était alors la maîtresse des Normands;  et elle était jeune, et gaie, et de grande valeur, de  grand mérite et de grand pouvoir, et elle s'y entendait beaucoup en honneur et en mérite. Et elle le  reçut avec grand plaisir et avec grand honneur, et  elle fut très joyeuse de sa venue et le fit seigneur et maître de toute sa cour. Et, tout comme il s'était énamouré de l'épouse de son seigneur, il s'énamoura de la duchesse, et elle s'énamoura de lui.

 

 

 

 

 

 

 

E:     Longtemps il reçut d'elle grande joie et grand bonheur, jusqu'au moment où elle prit pour mari le roi d'Angleterre, qui l'emmena au-delà du bras de mer d'Angleterre, si bien qu'il ne la vit plus ni n'en eût plus aucun message.

 

 

 

 

G:     Aussi, pour la douleur et la tristesse qu'il eut d'elle,   se fit-il, ensuite, moine à l'abbaye de Dalon, et il y  demeura jusqu'à sa fin. 

 

Bernart de ventadour

illustration : Bernartz de Ventadorn © B.N.F. ms. f. fr. 12473 folio 15 v°c

7 - VALEUR HISTORIQUE DE LA VIDA

 

Épisodes A et B: les origines et la parenté.

          L'origine de Bernard se trouve dans son nom. Qu'il fût du Limousin, cela ne nous renseigne pas plus. Même au XIIIème siècle la vicomté de Ventadour restait très réputée, sinon la plus réputée du Limousin.  La mention du château de Ventadour coule de source, les grands troubadours ne s'adressant qu'à des dames de la noblesse. Bernard lui-même cite Ventadour dans plusieurs chants (AP 70,12 et 13). La vida transmise par le manuscrit N2  est très intéressante, dans la mesure où elle nous indique la provenance des informations sur l'origine de Bernard: les renseignements sont tirés d'une cobla d'un chant parodique de Pierre d'Auvergne: AP 323,11. Dans ce chant, Pierre d'Auvergne  passe en revue une douzaine de troubadours contemporains et présents avec lui au château de Puivert. Chacun d'eux a droit à une cobla le raillant d'après des éléments qu'eux-mêmes ont inclu dans leurs propres chants. N2 cite donc, dans une version légèrement modifiée, la cobla concernant Bernard. Évidemment, il ne faut pas y voir une quelconque réalité biographique. Pierre fait référence à AP 70,40 et 12, quand Bernard dit:

"Car je ne peux vivre sans aimer car je fus engendré par l'Amour" (AP 70,40).

"Un jour je me suis élancé vers un amour excessif sans y prendre garde avant que je ne sois au milieu de la flamme qui me consume plus fortement que ne le ferait le feu d'un four..." (AP 70,12).

"Mais je pense qu'il en va de moi comme il en était au commencement lorsque je mis en mon coeur la flamme de celle qui me laissa languissant car jamais amour ne m'en donna jouissance..." (AP 70, 3).

"Je vis comme celui qui se meurt dans les flammes" (AP 70, 3).

"Mais au congé je brûle et me consume" (AP 70,17).

 

Épisodes C et H: séjour à Ventadour et conclusion d'Uc de Saint-Circ.

          Quels pourraient être les vicomtes Èbles père et fils, et quelle serait la vicomtesse aimée? Voici un récapitulatif des vicomtes deVentadour et de leurs épouses pour le douzième siècle:

Ebles II, vicomte 1101-1150,  *ca 1083, attesté 1096 puis comme vicomte ...1106-1147... +ca 29-12-1150, marié à Agnes de Montluçon, attestée 1147. 

Ebles III, (fils cadet du précédent), vicomte 1150-1169, *ca 1120, attesté ...1147-1169..., +ca 2-8-1169, marié à:

- 1:  ca 1149 - Margarida de Turenne, veuve de 1: Aymar IV, vicomte de Limoges 1138-1148, +ca 15-10-1148 à Limoges, puis remariée en 3: Guillem  Taillefer, comte d'Angoulême 1140-1179.

- 2:  ca 1151 - Alaïs de Montpellier, attestée ...1146- 1174...

Ebles IV, (né Archambaut et fils du précédent), vicomte 1169-1184, *ca 1154, attesté ...1174-1184..., +ca 9-5-1184, marié à:  ca 1174 Sibylla de Faye, +ca 10-5-1219.

Ebles V, (fils du précédent), vicomte 1184-1221, *ca 1175, attesté ...1202-1221 (abdique), *ca 1175, +ca 12.., marié à:

- 1: ca 1194 - Maria de Limoges

- 2: ca 1195 - Maria de Turenne, *ca 1175, + ca 1-1-1223 n.st.

Raimon I, (fils du précédent), vicomte 1221-ca 1236...(+ avant 1242), *ca 1196, attesté 1214-1226.

          En 1209 Uc de Saint Circ est interlocuteur et antagoniste du vicomte Raimon III de Turenne (1199-1243), lorsque ce dernier se prépare à rejoindre Simon de Montfort afin de participer à la Croisade albigeoise (Voir la Tenso AP 460, 1 ainsi que la Laisse 13 de la Chanson de la Croisade albigeoise, édition Eugène Martin-Chabot, Les Belles Lettres, Paris 1976). Uc de saint-Circ, né vers 1190, attesté en 1209 et jusqu'en 1253, est contemporain de Èbles V. Il est peu probable qu'Èbles V soit à l'origine des informations concernant Bernard. Quant à Sibylla de Faye, la mère de Èbles V, nous la trouvons mariée seulement en 1174, au crépuscule de la carrière de Bernard. L'épouse de Èbles II est certainement trop âgée à l'époque de Bernard. Pour cette époque de vie active 1150-1175 environ, seul Èbles III peut convenir. mais il s'est marié deux fois. Cependant sa descendance à la vicomté est issue de sa deuxième épouse Alaïs de Montpellier. La première épouse, Margarida de Turenne, n'a fait qu'un passage à Ventadour. Veuve d'Aymar IV, vicomte de Limoges, à la fin de 1148, elle se remarie avec Èbles de Ventadour (futur Èbles III), vers 1149, et engendre une fille, Matabrune, née ca 1150, puis elle est répudiée l'année suivante; ce qui lui permet de contracter une troisième union avec Guillem Taillefer, comte d'Angoulême, vers 1151. Selon la chronique de Gaufre de Bruoil (Jaufré du Breuil), prieur de l'abbaye de Vigeois, Ebles III et Margarida de Torena ne restèrent unis que pendant deux ans. Dans le chant AP 70,26, datable de 1157, Bernartz déclare être demeuré plus de deux ans sans chanter sa dame. Il espère revenir à Ventadour avant la Noël. Si une vicomtesse de Ventadour a été chantée longtemps par Bernard, il ne peut s'agir que d'Alaïs de Montpellier (1151-1174).  Èbles IV devrait donc être le fils rapporteur des évènements à Uc de Saint-Circ, sauf que Èbles IV disparaît vers 1184, donc avant la naissance du "biographe".

 

Épisodes D et E: séjour auprès de la duchesse de Normandie et départ avec le roi Henri pour l'Angleterre.

          Aliénor, duchesse d'Aquitaine, devient duchesse de Normandie à partir de 1152 lorsqu'elle épouse en secondes noces Henri Plantagenêt, comte d'Anjou, de Touraine et du Maine, et aussi duc de Normandie par héritage de sa mère et par les armes (1150). Henri n'obtient la couronne d'Angleterre que le 19 décembre 1154. Le "biographe" s'est servi de la Chanso AP 70,33 dans laquelle Bernartz s'adresse à la "reine des Normands". Mais le biographe ne sait pas que Bernard a aussi séjourné en Angleterre.

 

Épisode D': razo de AP 70,43.

          Ce n'est qu'une pure fiction.

 

Épisode F: séjour auprès de Raimon comte de Toulouse. 

          Il ne peut s'agir que de Raimon V, comte de Toulouse entre 1148 et 1194. Pour une fois l'information est plus précise. Cependant Bernartz n'a jamais cité Raimon V dans ses chants. Il ne cite que Beaucaire, capitale d'Argence et fief des comtes de Toulouse depuis 1125. Cependant, entre 1148 et 1194, quatre personnages ont pu être désignés par le terme de comte de Toulouse, ou sire de Beaucaire: Raimon V (1148-1194), son frère Anfos, attesté 1155-1174, et qui au début a été associé au pouvoir, tous deux ayant 14 et 13 ans environ en 1148, donc tous deux encore mineurs. Mais prétendants aussi les fils de Raimon V qui sont: Raimon VI (*1156 - +1222), et Albéric Taillefer (*ca 1158 - +ca 1183). Le biographe a certainement écrit "Raimon", donnant sa propre interprétation des chants de Bernard dans lesquels il a trouvé le mot "Beaucaire" (AP 70,29), les mots "Raimon" et "Toulouse" n'étant jamais cités dans les chants de Bernard de Ventadour.

 

Épisode G: entrée à l'Ordre ou à l'abbaye de Dalon.

          Voilà une information inédite, mais qui n'est confirmée par aucun document d'archives. Elle est à rapprocher de la vida de Bertrans de Born où le "biographe" avance que Bertrand de Born est entré à l'Ordre de Cîteaux, sans préciser "Dalon". Or c'est justement à propos de Bertrand de Born qu'il existe des documents le mentionnant comme moine à l'abbaye de Dalon (de l'Ordre de Cîteaux). Nous pourrions nous demander, devant l'absence de Bernard de Ventadour dans les actes de Dalon, si le "biographe" n'a pas confondu les deux troubadours, ou tout au moins, inversé les informations, Bernard ayant pu entrer dans une abbaye de l'Ordre de Cîteaux, mais pas forcément à Dalon. 

          Aucune indication fournie par la vida ne peut être retenue avec certitude. Le "biographe" commet comme à son habitude, plusieurs bévues et confusions. La vida demeure une belle histoire mais assez peu conforme à la véritable vie de Bernart de Ventadour.

 

8 - DATATION DES CHANTS

          Moshé Lazar a renoncé à trouver quelque réalité dans les chants mêmes de Bernard, qu'il considère comme pures fictions. Carl Appel, lui, a considéré que Bernartz de Ventadorn, proclamant à tout propos la sincérité de ses sentiments, et plus que tout autre troubadour, pouvait être mieux connu historiquement par ses déclarations. Ainsi Appel a pu relever l'existence de trois cycles de chants:

- cycle de Ventadour dans PC 70,30; 28; 13; 12.

-cycle d'Aziman dans PC 70,26; (17); (15); (44); 21; 33; 36.

-cycle de Conort et de Vienne dans PC 70, 5; 43; 45; 14 (= AP 286, 1); 22; 20; 16; (27).

          Selon Appel, PC 70,26 a été écrit à la fin de l'automne en Angleterre (entre octobre et mi-décembre). Le séjour en Angleterre de Bernard dépend des désirs du roi Henri II.  Si le roi le lui autorise, Bernard reviendra voir midons à Ventadour, avant la Noël. Toujours selon Appel, le roi Henri Plantagenêt a passé les fêtes de Noël en Angleterre seulement treize fois sur les trente-cinq années de son règne:

1155; 1157; 1163; 1164; 1165; 1171; 1175; 1176; 1178; 1179; 1182; 1184; 1186 (c.f. R. W. Eyton, Court, Household and Itinery of King Henry II, London, 1878). Appel retire cependant les années postérieures à 1173 ainsi que 1171, année où Henri se trouvait en Irlande. Au final, Carl Appel choisit 1155 pour la datation de ce chant. En ce qui concerne les seignals, Appel n'arrive à aucune identification.

          À notre tour nous allons reprendre tous ces éléments pour apporter plus de précisions, ainsi que pour découvrir quels personnages se cachent derrière les différents seignals.

Datation du chant AP 70,26:

          Les dates les plus probables sont donc: 1155; 1157; 1163; 1164; 1165. Cela fait plus de deux ans que Bernartz n'a pas chanté. Auparavant, midons a fait languir Bernart assez longtemps. Les chants AP 70,13 et 30 nous apprennent que la personne qui lui a tout appris sur l'amour est ou était à Ventadour. Le chant AP 70,28 nous apprend que Bernartz aime midons depuis qu'ils étaient tous deux enfants (c'est-à-dire âgés de moins de 17 ans). Donc, nous supposons que midons est à trouver parmi les vicomtessses de Ventadour. Autour des années 1150 il n'y en a eu que deux: Margarida de Torena et Alaiz de Montpellier. Margarida, en premières noces, a épousé Aymar IV, vicomte de Limoges en 1138, dont elle a enfanté le jeune Aymar V, né vers 1138; ce dernier devenu orphelin sera mis sous la tutelle de son oncle pendant huit ans, puis sous l'administration de fonctionnaires royaux pendant trois années. La direction de la vicomté de Limoges sera rendue à Aymar V en 1159 par le roi Henri II, lorsque l'enfant aura atteint sa majorité. Margarida est née aux alentours de 1120. Elle se retrouve veuve du vicomte de Limoges à la fin de 1148. Elle contracte un second mariage vers 1149, avec Èbles de Ventadour, vraissemblablement du même âge. Sans doûte cette union a été arrangée par le sagace vicomte Ebles II de Ventadour, troubadour et père du nouveau marié. En effet, la vicomté de Limoges vient de perdre coup sur coup en 1148 ses deux vicomtes frères et associés, et est représentée désormais par un enfant âgé de dix ans, dont personne n'est sûr qu'il atteindra un âge respectable.  A la vicomté de Turenne, c'est aussi un enfant, Raimon le posthume, âgé de cinq ans, qui est l'héritier, après la mort en combat de son père Boso (+ 19-6-1143 à la Roche Saint-Paul). En conséquence, le titre pourrait être revendiqué à l'occasion par Margarida de Turenne elle-même et son époux, pour de futurs enfants du couple. Cependant, selon la chronique de Gaufre de Bruoill, prieur de l'abbaye de Vigeois, ce mariage ne dure que deux ans, avec enfantement d'une fille: Matabrune. Margarida se remarie une troisième fois vers 1151 avec le comte d'Angoulême, Guillem Taillafer. De cette union naîtront plusieurs garçons et filles, dont l'aîné sera associé au père à la tête du comté, dès 1171. En supposant ce remariage en 1151, l'héritier d'Angoulême est âgé d'environ vingt ans en 1171. Du côté de Ventadour, nous supposons que le divorce a été possible après la mort d'Ebles II en 1150, son fils Ebles III voulant voler de ses propres ailes. Ebles III se remarie avec une jeune fille, Alaïs, fille de Guillem VI, seigneur de Montpellier. Par chance, nous avons gardé le texte du testament de Guillem VI, daté du 11 décembre 1146. Ce seigneur se préparait à entrer dans les ordres, en laissant le gouvernement de ses fiefs à son fils aîné Guillem VII de Montpellier, né vers 1130 (Guillem VI s'est marié en août 1129 et a eu huit enfants de Sibylle). Or dans ce testament Alaiz est citée en avant-dernière position et est décrite comme n'étant pas encore nubile; c'est-à-dire qu'elle est âgée de moins de douze ans. Cela nous permet de dire que, au plus tôt, Alaiz est née vers 1136, mais vraissemblablement un peu plus tard. Lorsqu'elle est mariée à Ebles III, nouveau vicomte de Ventadour, nous pouvons supposer qu'elle est nubile, donc qu'elle a au moins douze ans en 1151; ce qui la ferait naître au plus tard vers 1139. Alaiz est certainement née entre 1136 et 1139, disons vers 1138. Dans le chant AP 70,28 Bernartz avoue qu'il aime midons depuis qu'ils sont enfants, ce qui signifie que tous les deux avaient plus ou moins le même âge, c'est-à-dire que en 1151 Bernartz est âgé de moins de dix-sept ans. La naissance de Bernard ne peut pas être antérieure à 1135. Avant de ne plus chanter midons pendant plus de deux ans, Bernartz a certainement courtisé en vain midons au moins pendant trois ans, avant de se décourager. Pour toutes ces raisons, nous pensons que la date de 1155 tombe trop tôt pour dater le chant AP 70,26.  Il nous paraît que Bernartz est parti en Angleterre vers 1155, au printemps probablement, et n'a pas chanté midons pendant plus de deux ans, jusqu'à l'automne de 1157. Rappelons que la souveraine d'Aquitaine, la duchesse Aliénor, a rejoint son mari devenu Henri II. Celui-ci a été couronné roi d'Angleterre le 19 décembre 1154, après un passage de la Manche difficile. Henri  a dû attendre plusieurs semaines avant de s'embarquer, à cause du mauvais état de la mer. Les chroniqueurs ne s'accordent pas pour confirmer si Aliénor a traversé avec son mari. Le couronnement d'Aliénor n'est pas certifié pour le 19 décembre. En 1163 Alaïs avait vingt-cinq ans; ce n'était plus une enfant depuis longtemps et Bernard de Ventadour ne pouvait plus dire qu'il l'avait aimée depuis qu'ils étaient enfants, si l'amour durait depuis moins de dix ans. Cette date ainsi que les suivantes ne conviennent donc pas pour AP 70,26. En conclusion, nous pensons que le chant AP 70,26 a été composé à l'automne 1157, tandis que la reine Aliénor accouchait à Oxford le 8 septembre, d'un troisième fils, le futur Richart-Coeur-de-Lion.

Alienor 1

illustration : le gisant de la Reine Aliénor d'Aquitaine à l'abbaye de Fontevrault © SHAV

Datation du chant AP 70,44.

          Bernartz est plein de joie. C'est l'hiver. Selon la chronique de Geoffrey prieur de Vigeois, il faisait déjà très froid au début de décembre 1157, car la glace arrêtait l'eau des écluses. Bernartz est loin de midons, en "France", c'est-à-dire sur les fiefs du roi de France, en Île-de-France. Il a quitté le roi Henri II. A-t-il fait partie de l'ambassade venue à Paris pour préparer le voyage important qu'au mois d'août suivant, le roi Henri II viendra faire dans la capitale du roi de France Louis VII? Nous n'avons aucune indication en ce sens pour expliquer la présence de Bernard en Île-de-France. Henri y sera reçu avec grand honneur par son homologue français et sa deuxième épouse le reine Constance,  qui lui remettent Marguerite leur fille, âgée de six mois, promise en mariage au jeune Henri Plantagenêt, âgé lui, de trois ans (*28 février 1155). Pendant tous ces accords, la reine Aliénor est restée en Angleterre où elle a accouché le 23 septembre 1158, d'un quatrième fils prénommé Geoffroy. Quand Bernard aura revu midons, il ne souffrira plus d'en avoir été éloigné. Le chant AP 70,44 date de janvier-février 1158.

Datation du chant AP 70,21.

          A l'inverse de AP 70,26, ici Bernartz est retenu par Mos Azimans et ne peut pas voir le roi anglais. Midons montre à Bernard un visage accueillant. Elle s'était retenue par crainte. AP 70,21 a été composé après AP 70,26 et 44, à la fin de l'hiver 1158.

Datation du chant AP 70,37.

          C'est le printemps. Bernartz est reparti de Ventadour et midons lui a dit que son chant lui plaisait. Noter au premier bordo, l'allusion à Ventadour (Ventadorn signifiant "vent joli"): "Quan la douss'aura venta" (Quand la douce brise vente). Nous daterons ce chant du printemps 1158.

Datation du chant AP 70,33.

          C'est le printemps. Le chant du rossignol réveille Bernard. Le troubadour est loin de midons mais son esprit est auprès d'elle. Bernard est maintenant son homme-lige (service agréé), et il la retrouvera à la cour. Il restera à son service. Bernartz envoie son chant à Aliénor, la "reine des Normands". Quel évènement important a-t-il permis de réunir Bernard et la vicomtesse de Ventadour à la cour du souverain anglais? Au printemps 1158, le roi Henri II a convoqué tous ses vassaux, le ban et l'arrière ban, à la cérémonie du couronnement prévue pour le dimanche de Pâques: le 20 avril 1158, Henri II et Aliénor d'Aquitaine se font couronner en grandes pompes à Worchester. AP 70,33 a été composé au printemps 1158.

Datation du chant AP 70,27.

          Bernartz n'a plus chanté pendant un certain temps. Il ne voit ni fleur ni feuille mais il se sent mieux qu'à la saison fleurie, car l'amour que Bernard désire, le désire aussi. Midons lui montre un visage amical. C'est la plus belle dame entourée par la mer. Bernartz voudrait passer au stade suivant: contempler le corps de midons à son lit. Il voudrait que midons lui mette les bras autour du cou. AP 70,27 a été composé dans l'hiver 1158-59.

Datation du chant AP 70, 7.

          Nous sommes toujours en hiver. Il n'y a pas de soleil mais Bernartz est ensoleillé par l'amour. La neige lui semble fleur blanche. Bernartz se plaint des losengiers. Midons lui a promis de lui octroyer son amour. Mieux ça va pour Bernard, et pire se sent Bernard. Dans la tornada, Bernartz s'enhardit à demander un baiser à midons. Martín de Riquer, dans le Boletin de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona,  vol. 44, 1993-1994, pages 447 à 450, a daté ce chant de l'année 1147, car il lui avait semblé que l'absence de soleil pouvait être mise en relation avec une éclipse de soleil  qui eût lieu le 26 octobre 1147, depuis l'Italie jusqu'en Angleterre. Mais la cause réelle reste simplement le temps de neige dû à l'hiver, et nous rappellerons que la durée d'une éclipse totale de soleil ne dépasse pas cinq minutes. AP 70, 7 a été composé en décembre 1158 ou en janvier 1159.

Datation du chant AP 70,13.

          Nous sommes encore en hiver. Bernartz pensait s'abstenir de chanter avant le printemps. Mais midons lui a donné un baiser. Bernartz déclare que Ventadour ne sera plus désormais sans chanteur. AP 70,13 a été composé dans l'hiver 1159, en février-mars.

Datation du chant AP 70, 1.

          Selon Bernartz, la domna le tue avec un baiser si avec un autre elle ne le ranime. En baisant la bouche de midons, Bernartz n'a jamais pensé qu'elle puisse le trahir. Ce chant AP 70, 1  a été composé à la suite de AP 70,13, dans l'année 1159.  

Datation du chant AP 70,36.

          Bernartz se retrouve à une cour. Bernartz chante à la demande des seigneurs. Il est heureux en amour, mais il pleure, car il est nostalgique du visage de midons. Bernartz n'a pas l'occasion d'aller souvent la voir. Il voudrait l'étreindre. AP 70,36 a été composé après AP 70, 1 quelques temps après. Nous le daterons de 1160 environ.

Datation du chant AP 323,11.  

          Ce chant parodique, "Chantarai d'aquestz trobadors", a été composé sur la mélodie d'un Vers de Marcabrus: AP 293,22, "Emperaire per mi mezeis", dont un contrafactum français du trouvère Gautier de Coincy nous a transmis la musique ("Amors qui set bien enchanter", R851), et Peire d'Alvergne a servi aussi de modèle pour le chant parodique du monge de Montaudon, AP 305,16 ("Pois Peire d'Alvergn'a chantat"). Ce chant AP 323,11 concerne Bernard de Ventadour, dans la mesure où une cobla parodique (la quatrième), lui est entièrement consacrée, et que l'auteur proclame à la fin, que ce chant a été composé à Puy-Vert, dans une ambiance de fête partagée par ses collègues troubadours. Plusieurs dates de composition ont été proposées pour la tenue de cette joyeuse réunion. La date la plus couramment admise est 1170. La fête à Puy-Vert est sensée être un épisode du voyage que fît, durant l'été 1170, Aliénor Plantagenêt, âgée de huit ans (*13-10-1162) et fille des souverains d'Angleterre.  Parti de Bordeaux, un important cortège accompagna la princesse, contournant le royaume de Navarre, alors en conflit avec la Castille, et passant par le royaume d'Aragon, pour rallier les terres de son promis, Alphonse VIII (*11-11-1155), roi de Castille, âgé de quinze ans. Parmi les douze troubadours raillés dans cette parodie de chant, sire Raimbaut (En raimbautz), si fier de son trobar, a été identifié avec le célèbre troubadour provençal Raimbaut d'Orange, sire de Courthézon, dont le testament nous est parvenu, daté du 10 mai 1173.  Il est assuré que le troubadour est mort peu de temps après, au plus tard en septembre, où il n'est déjà plus de ce monde. Donc AP 323,11 ne pourrait pas dépasser 1172. 

          La cobla XII, consacrée à un troubadour inconnu, Gonsalves Ruiz (écrit selon les manuscrits Gonzalo, Gonzalgo, Guossalbo Roitz, Rozitz ou Rotz), est passée un peu inaperçue. En fait, ce personnage est connu de l'histoire et des documents, comme étant Gonsalves Ruiz de Azagra, comte de La Bureba. Il apparaît en 1149 dans les chartes, actif à la cour de Sancho III (*1134 - +31-8-1158, roi 1157-1158). Après une éclipse entre 1158 et 1165, il réapparaît de 1165 à 1170, actif dans le royaume comme seigneur de La Bureba. Il fait partie d'une troupe de Castillans magnats et cléricaux chargés de rencontrer l'entourage d'Aliénor d'Angleterre, la fille, à Bordeaux. Il fait parti, lui et son frère Pedro, de l'escorte imposante qui va jusqu'en Castille, à travers l'Aragon, dans les Pyrénées centrales parce que le royaume de Navarre est en guerre avec la Castille.  Un "Gundisalvus Roderici regis signifer" (porteur de l'étendard royal), apparaît dans un document du Léon du 18-4-1171. En 1173 Gonsalves Ruiz apparaît avec le titre de comte. D'après les "Annales Compostellani" il serait mort en 1205. Gonsalves était le fils aîné de Rodrigo Gomez (+ 1146), comte de La Bureba,  et de Elvira Ramirez, soeur de Garcia Ramirez de Navarre. Il était aussi petit-fils du comte Gomez Gonzalez, noble et amant réputé de la reine Urraca de Léon et Castille (*ca 1080- + 8-3-1126). Il contracta un premier mariage avec Sancha Fernandez, et une seconde union avec une Estefania. Il avait plusieurs frères: Pedro Ruiz de Azagra (+ 1186) et Fernando ("Ferran") Ruiz de Azagra (+ 14-6-1196), chevalier, qui à la mort de son frère Pedro, lui succéda dans la ville d'Azagra et gouverna Albarracin. La présence de Gonsalves Ruiz au milieu de douze autres troubadours renforce singulièrement la date de 1170 pour la composition de AP 323,11, et plus précisément vers la fin de l'été (Aliénor et Alphonse VIII attestés à la mi-septembre à Tarazona en Aragon, avec Alphonse II, roi d'Aragon).

          Quels sont les troubadours qui se sont retrouvés à Puy-Vert à l'été 1170? Parmi les caricaturés nous trouvons:

Coblas

     II:  Peire Rogiers

    III:  Girautz de Borneill

    IV:  Bernartz de Ventadorn

      V:  Lemozis de Briva

    VI:  Guillems de Ribas

   VII:  Grimoartz Gausmars 

 VIII:  Peire Bermons (selon les manuscrits C et R); ou Peire de Monzo (selon le manuscrit a)

    IX:  Bernartz de Saissac

      X:  En Raimbautz (d'Aurenga)

    XI:  N'Ebles de Saignas

  XII:  Guossalbo Roitz

XIII:  Uns vieills Lombartz

 XIV:  Peire d'Alvergne

          Reprenons la cobla (déformée dans la vida), qui caricature Bernard de Ventadour:

IV, 1. E . l ters Bernartz de Ventadorn                        Et le troisième Bernard de Ventadour

      2. Qu'es menres de Borneill un dorn                     Est moindre que Bourneil d'un travers de main

      3. Mas en son pair' ac bon sirven                          Mais pour père il eut un serviteur expert

      4. Per trair'ab arc manal d'alborn                        Pour tirer à l'arc (à main) d'aubour

      5. E sa mair'escaudava . l forn                               Et sa mère chauffait le four 

      6. Et amassava l'eissirmen                                     Et ramassait les sarments

Note: aubour = bois de cytise          

          Nous avons vu précédemment que cette cobla, loin de retracer une vie de famille, tire ses éléments des propres chants de Bernard, et spécialement de AP 70,12 et 40:

" Car je ne puis vivre sans aimer car je fus engendré par l'Amour" (AP 70,40).

"Un jour je me suis élancé vers un amour excessif sans y prendre garde avant que je ne sois au milieu de la flamme qui me consume plus fortement que ne ferait le feu d'un four..." (AP 70,12).

Donc voilà le portrait de famille: le four qui consume le bois, le père qui tire à l'arc comme Cupidon, et la mère Vénus qui attise la fournaise du coeur.

Pour être compris de l'auditoire, Pierre d'Auvergne a certainement emprunté à des chants de Bernard assez récents et connus de tous. Pour l'instant nous rangerons les chants AP 70,40 et 12 parmi les chants composés dans les un à deux ans avant l'été 1170.

Parmi les troubadours présents à Puivert, nous en remarquons deux que nous retrouvons dans deux débats, ou tensons, auxquels a participé Bernard de Ventadour: AP 323, 4 et AP 286, 1. Le même climat émotionnel se retrouve dans ces deux débats.

AP 323, 4: Pierre dit à Bernard: comment pouvez-vous vous abstenir de chanter tandis que chante le rossignol? Bernard lui répond qu'il est libéré des chaînes d'amour et voudrait faire souffrir les dames durant deux à trois ans, parce qu'une femme perfide l'a tué pour cause que Bernard l'a aimée.

AP 286, 1: Limousin demande: comment vont les amours de Bernard? Aucun bien semble-t-il. Bernard ne peut pas répondre en chantant; il a le coeur brisé par une dame qui l'a tué.

A chaque fois Bernard utilise l'idée que sa dame l'a tué. Ce climat extrême se retrouve aussi dans le chant AP 70,45: Bernard ne dort plus ni matin ni soir, car il a perdu son bonheur. Son ancienne dame peut constater qu'il est parti en exil. Mais Bernard a encore un peu d'espoir grâce à Ma-Consolation. A la cobla VI Bernard s'adresse à Lemozi puis à Ma-Consolation à la cobla VII.

Dans AP 70,19 Bernard reconnaît qu'il s'était refusé de chanter. Pendant une longue saison il a été forcené par amour et il se rendait sauvage à tous. Mais il sait que de rester muet serait dommageable. Son ancienne dame ne l'avait jamais aimé de tout coeur. Maintenant Bernard en aime une autre, plus belle et meilleure, qui l'agrée et le dédommage par son amour.

Les mêmes idées reviennent dans AP 323, 4 et AP 286, 1 ainsi que dans AP 70,43 et 25: sa dame "l'a tué" et Bernard s'est noyé comme Narcisse dans le miroir. L'idée d'exil se retrouve dans AP 70,43; 45 et 40. Tous ces chants au climat similaire semblent dater de la même époque. Nous sentons un malaise extrême. Nous sommes aux alentours de 1170. Que s'est-il passé à Ventadour à cette époque, qui pourrait expliquer, au moins en partie, cette ambiance catastrophique? Dans la première moitié du douzième siècle Ventadour est devenu avec Poitiers un grand foyer de courtoisie grâce à son vicomte Ebles II, ami du comte de Poitiers Guillem. La chronique du prieur de Vigeois, si importante pour l'histoire du Limousin de cette période, nous relate quelques anecdotes succulentes au sujet de ces deux plus anciens troubadours, et tout particulièrement sur leur amicale concurence en matière de courtoisie. Plusieurs parmi les plus anciens troubadours font mention de Ebles II. En avril 1137, Cercamon lui adresse sa complainte funèbre sur la mort de Guillem VIII (+9-4-1137), le fils du premier troubadour: "Lo plaing comenz iradamen", AP 112, 2a. Marcabru désapprouve l'idéal courtois du vicomte et lui déclare qu'il ne le suivra pas lui-même, parce qu'il ne va pas dans le sens de la morale chrétienne, idéologie dominante du siècle: "L'iverns vai e . l temps s'aizina", AP 293,31. En Catalogne, Guiraut de Cabrera met en exemple les Vers nouveaux de sire  Ebles, de sire Alphonse, de sire Rudel et de Marcabru, pour la connaissance du jongleur incompétent prénommé Cabra: "Cabra joglar", AP 242a, 1. En 1147, le dernier acte daté mentionnant Ebles II, l'associe à son épouse Agnès et à ses fils Archambaut, Ebles et Aimes: Cartulaire d'Uzerche n°4 bis. La charte n°4 du Cartulaire d'Obazine nous présente un Ebles II faisant don du manse de Villières tout entier, ainsi que de tous ses droits sur une borderie sise à Rochesseux et sur une autre borderie sise au Chastang. Son fils cadet Ebles confirme, seul, la donation. L'aîné Archambaut n'est pas présent. La charte n°9 qui semble être de la même époque, est une donation sur le manse de Villières, consentie par Étienne de Monceaux et par Bertrand et Hugues de Monceaux, frères, en présence d'un témoin qui permet de dater l'acte de 1148 ou environ. Ce témoin c'est Bernard d'Uzerche, supposé être Bernard d'Auberoche ancien abbé de l'abbaye bénédictine d'Uzerche, qui, en 1148, s'est démis de sa fonction pour entrer à l'abbaye cistercienne d'Obazine. Nous savons que c'est le fils Ebles, le troisième du nom, qui va succéder au père Ebles II, après 1150. C'est ce fils, nourri de courtoisie depuis son jeune âge, qui est loué par le troubadour Bernartz Martis dans son chant AP 63, 8,  "Quan l'erb'es reverdezida": 

"N'Eblon man ves Margarida                                A sire Ebles j'envoie vers Margerides 

Lo vers per un messatgier                                      Le Vers par un messager

Qu'en lui es amor jauzida                                       Car chez lui se trouve amour joyeux

De don'e de cavalier                                                 De dame et de chevalier

Et ieu soi sai ajustaire                                              Et ici je mets d'accord

De dos amicx d'un veyaire                                      Deux amis d'un même avis

 N'Aimes e . n l'Estrebesquieu                                Sire Aymé et sire l'Entrelaceur"

Le Ebles de la cobla est sans aucun doute le vicomte Ebles III, et le sire Aimes est son frère benjamin. Il n'y a ici aucune présence, ni du père célèbre Ebles II, ni du frère aîné Archambaut. Ce chant utilise la même formule de rimes:  ababccd    que le chant AP 70,30 de Bernard de Ventadour "Lo temps vai e ven e vire", et lui fait écho:

"Ja mais no serai chantaire                                    Jamais je ne serai chanteur

Ni de l'escola N'Eblon                                              Pas même de l'école de sire Ebles

Que mos chantars no . m val guaire                     Car mon chant ne me vaut guère

Ni mas voutas ni mei so                                           Ni mes mélismes ni mes notes

Ni res qu'eu fassa ni dia                                           Et rien que je fasse ou dise

No conosc que pros me sia                                      Ne m'est profitable

Ni no . i vei meilluramen"                                        Et je n'y vois aucune amélioration

Nous n'avons pas ici le désespoir et le sentiment que midons l'a tué, des années 1170. Ces deux derniers chants se situeraient plutôt vers le premier départ de Bernard, au printemps de 1155.

Remarquer la différence entre le ton de Marcabru et celui de Bernard. Marcabru refuse la façon de "trouver" de Ebles II, pour des raisons morales. Bernard, lui, ne veut plus faire partie de l'école poétique qui sévit autour de Ventadour et de son seigneur Ebles III, parce que cela ne lui rapporte pas de succès auprès de sa dame. Bernard Marti, lui, loue Ebles III dans sa résidence d'été à Margerides (arrondissement d'Ussel, Corrèze). Il fait allusion au frère du vicomte, Aimes, qui lui aussi s'occupe de courtoisie avec un ami inconnu: "l'Entrelaceur", celui qui entrelace avec art ses paroles et ses notes, sans doute est-ce là une allusion à Bernard de Ventadour (le grand artiste en somme). La vie à Ventadour semble toute tournée vers l'amour et la courtoisie. Puis le cartulaire d'Obazine nous présente la charte n°291, datée de 1169:

"Aebolus vicecomes cum vellet ire Jerosolyman dedit Obazinensi monasterio et Archambaldus filius ejus similiter omne quod sui juris fuerat in grangia de Veireiras et in manso de Veleiras et in manso de Vacolac et in bordaria de Rochacelz et omnia jura pastorum et venatorum similiter...

Hoc autem factum est apud Ventedorn...anno ab Incarnatione Domini M°.C°.LX°.VIIII°. rege Lodovico et episcopo Geraldo."

A Ventadour: Ebles, vicomte, désirant aller à Jérusalem, donne au monastère d'Obazine, et Archambaud son fils fait de même, tous les droits sur la grange de Veyrières, sur les manses de Villières et de Vaculac et sur la borderie de Rochesseux avec tous les droits y appartenant aux pasteurs et aux chasseurs...Fait à Ventadour... l'année après l'Incarnation du Seigneur 1169, sous le roi Louis et l'évêque Gérald.

(Voir Bernadette Barrière :  le Cartulaire de l'abbaye cistercienne d'Obazine (XIIe-XIIIe siècle), Institut du Massif Central, Clermont-Ferrand, 1989; et voir Stanislaw Stronski : La Légende amoureuse de Bertran de Born, Paris 1914, Slatkine Reprints Genève 1973). Effectivement, au printemps 1169 le vicomte Ebles III s'éloigne de sa contrée pour effectuer un pèlerinage en Terre Sainte, à Jérusalem, pour se recueillir au Saint-Sépulcre. Archambaud est cet Archambaud qui, devenu vicomte, prendra le prénom dynastique de Èbles IV, comme l'a mentionné Gaufre de Bruoill, dans sa chronique, qui nous dit aussi que Èbles III est mort sur le chemin du retour, à Monte-Cassino (abbaye du Mont-Cassin en Italie). Une lettre de l'évêque de Cahors Géraud à l'Empereur Frédéric Barberousse, décrit Èbles III mourant au Mont-Cassin. Cela se passait en juillet-août 1169 (c.f. S. Stronski, opuscule cité). Un nécrologe de l'abbaye de Grammont antérieur à 1177 inscrit un "Ebles vicomte" au 2 août. (Voir dom Jean Becquet, Le nécrologe primitif de Grandmont, dans Études grandmontaines, Paris diffusion Boccard, Paris 1998). Ainsi disparaît à l'été 1169, un vicomte joyeux et protecteur des troubadours. Qui lui succède? Un jeune homme immature âgé d'environ quinze ans, qui change de prénom pour gouverner sa vicomté. Sa mère Alaïs de Monpellier, a-t-elle exercé une régence ou bien le jeune Èbles a-t-il voulu exercer seul son pouvoir? Voir dans le Cartulaire de Dalon la charte n°742 datée du 21 novembre 1174 où Èbles IV exempte Dalon de tout péage et autres taxes sur ses terres. L'acte a été fait par devant son cousin Guillem de Tignières abbé de Dalon; et parmi les témoins se trouvent Raimon chanoine de Limoges, son frère, ainsi que son épouse Sybilla, sa mère Alaïs et son oncle Aimes, agissant peut-être en tant qu'ex-tuteur du vicomte. (Voir Louis Grillon, Le Cartulaire de l'abbaye Notre-Dame de Dalon, Archives Départementales de la Dordogne, 2004).

Quoi qu'il en soit, Bernard a perdu son puissant protecteur. Èbles IV n'a pas laissé de souvenir dans les arts et la poésie. D'après la chronique du prieur de Vigeois, Èbles IV apparaît comme une personne turbulente, cherchant querelle à ses voisins et étant peu porté au mécénat. Ainsi en 1175, Èbles IV et son frère Èbles, chevalier, sont obligés de céder pour 1500 sous à l'abbé d'Obazine Robert, les trois manses de Crassa, de la Vialle et de Moulin, en dédommagements pour les dégats causés par leur armée dans la grange cistercienne de Croisy (commune et canton d'Argentat, arrondissement de Tulle), et dans différentes granges du monastère (Voir Cartulaire d'Obazine, charte n°406). Cette armée, composée de mercenaires basques sans scrupules est bientôt licenciée par le vicomte, et elle est réemployée par Gilebert de Malemort pour aller ravager les terres du vicomte de Comborn. En 1181 le village de Saint-Angel (arrondissement d'Ussel, Corrèze), est pris par la bande à "Lobar", sur les conseils du vicomte. En représailles Gérald de Mirabel (commune de Saint-Rémy, Corrèze), capture Èbles IV et le maintient en captivité du 25  septembre 1181 jusqu'au 22 janvier 1182. Èbles est relâché après rançon de 17 sous. Le 1er juillet 1182, Pierre de Tulle vient avec ses soldats au château de la Roche. Il veut prendre le castel par la ruse. Mais la perfidie est découverte et la garnison, quoique faible, le tue ainsi que Guitar qui voulait livrer le château de son frère Gérald qui était alors absent, car se disposant à partir pour Jérusalem. Qui est l'instigateur de cette perfidie? Èbles de Ventadour, qui s'attend à recevoir le bénéfice de ces rapines. Mais informé que ses émissaires ont été tués, il se retire tout honteux. Voilà donc un personnage peu reluisant, et très différent de ses père et grand-père.

          Èbles IV était marié avec Sybilla de Faye (arrondissement Chinon, Indre-et-Loire), fille de Raoul de Châtellerault, lui-même frère du vicomte de Châtellerault Hugues II. Ce Raoul était marié avec Élisabeth de Faye, fille et héritière de Aimery sire de Faye. Il était fils cadet de cette Dangerosa de l'Isle-Bouchard, mariée à Aimery I vicomte de Châtellerault. Sa mère était aussi la maîtresse ducale et comtale du premier troubadour, Guillem VII comte de Poitiers et IX duc d'Aquitaine. Il était aussi le frère d'Aénor de Châtellerault, la mère de la reine d'Angleterre, Aliénor duchesse d'Aquitaine et comtesse de Poitiers. En somme, Sybilla de Faye, épouse d'Èbles IV de Ventadour, était la cousine de la reine Aliénor ! Certainement que Sybilla a été donnée à Èbles IV vers 1174 (après la révolte d'Aliénor et de ses fils contre Henri II), pour calmer les ardeurs bellicistes du vicomte limousin ( en attendant en 1183 la révolte des vicomtes limousins, les cousins de Limoges, Turenne et Ventadour groupés autour du fils Plantagenêt rebelle, Henri le jeune roi ). Vers 1174, un autre troubadour, Girautz de Borneill, après la mort de son ami troubadour Raimbautz d'Aurenga survenue en 1173, envoie son chant "Alegrar me volgr'en chantan", AP 242, 5, "Part los Glotos", par-delà Égletons, c'est-à-dire à Ventadour. L'accueil d'Èbles IV n'a sans doute pas été très chaleureux puisque les autres chants de Giraut s'adresse à son protecteur Aymar V, vicomte de Limoges, et à "Mo Seignor", identifiable avec Comtors de Turenne et épouse d'Élias, le fils aîné du vicomte de Comborn. Aucun autre troubadour ne s'adressera à Ventadour avant l'arrivée de Maria de Turenne en 1195, nouvelle épouse de Èbles V.

          En résumé, la situation politique à Ventadour a complètement changé. Par ailleurs, cela fait plusieurs années que les relations "amoureuses" entre Bernard de Ventadour et Alaïs la vicomtesse se dégradent au point qu'au printemps 1170, Bernard décide de s'exiler (AP 70,43).

          Lorsqu'au printemps 1170, Bernard décrira le vol nuptial de l'alouette dans "Quan vei la lauzeta mover ", AP 70,43, une page se tournera pour lui.

Datation du chant AP 70,40.

          C'est le printemps. Midons pourrait ressussiter Bernard de la mort. Mais elle l'accuse. Bernard serait sauvé par un baiser, mais midons tue Bernard. Si seulement elle daignait le saluer... Bernard va se séparer de midons. Datation proposée: printemps 1168.

Datation du chant AP 70,10.

          C'est le printemps. Bernard a longtemps aimé en vain. Midons l'aurait guéri si elle l'avait tué. Elle le hait et l'opprime. L'amour n'est cependant pas fonction de la richesse. Bernard verra bientôt Mon-Français et lui envoie son chant au-delà de Moirans. Datation proposée: printemps 1169.

Datation du chant AP 70,12.

          Les amis du côté de Ventadour ont perdu Bernard puisque midons est sauvage. Midons se plaint uniquement parce que Bernard continue de l'aimer. Bernard envoie en Provence Joy et saluts. Bernard lui-même n'a pas de Joy sinon celui accordé par Mon Beau-Voir et par Sire-Enchanteur et sire Auvergnat le seigneur de Beaucaire. Datation proposée: printemps 1170.

Datation du chant AP 70,43.

          Le chef-d'oeuvre de Bernard. Il ne peut s'empêcher d'aimer sans jamais rien obtenir. Le miroir a tué Bernard (comme Narcisse en la fontaine). Bernard se désespère des dames. Il part en exil car il est tombé en disgrâce. Midons a tué Bernard. Tristan n'aura plus rien de Bernard qui renonce au chant et part on ne sait où. Date retenue: printemps 1170.

Datation du chant AP 323, 4.

          Tenso entre Pierre d'Auvergne et Bernard de Ventadour. Pierre: "Comment pouvez-vous , Bernard, vous abstenir de chanter? Le rossignol, lui, chante." Bernard: "Je suis libéré des chaînes de l'amour". Une dame perfide l'a tué parce qu'il l'avait aimée. Il a tellement souffert qu'il voudrait faire souffrir les dames durant deux ou trois ans. Date retenue: printemps 1170.

Datation du chant AP 286, 1.

          Tenso entre Lemozi et Bernard. Lemozi: Les amours de Bernard semblent aller mal. Bernard ne peut répondre en chantant. Il a le cuer brisé car midons l'a tué. Date retenue: été 1170. 

Datation du chant AP 70,45.

          Bernard a perdu son bonheur. Il ne dort plus ni matin ni soir. Il avait l'habitude de chanter mais ne le veut plus malgré l'insistance de tous ceux qui le prient de chanter. Son ancienne dame peut constater qu'il est parti en exil. Mais Bernard a encore un peu d'espoir grâce à Mon Conort (Ma-Consolation). La cobla VI est adressée à son collègue Lemozi. Datation retenue: été 1170.

          Maintenant nous allons regrouper un certain nombre de chants où se décèle une timidité de débutant.

Datation du chant AP 70,39.

          C'est le printemps. Bernard n'envoie rien à midons, il n'a jamais osé lui parler de lui. Midons est rétive et lente au besoin d'amour. Tel un enfant, Bernard voudrait ensorceler ses ennemis et pouvoir donner des baisers sur la bouche de midons. Date proposée: printemps 1152.

Datation du chant AP 70,17.

          Un amour retient Bernard par son frein, même le roi (lequel?) serait hardi de la courtiser. Bernard va lui écrire des mots car devant elle, il bafouille. Midons sait la peine de Bernard qui lui, n'ose pas implorer sa merci. Mais Bernard préfère mourir plutôt que de confesser sa souffrance à midons. Date proposée: automne 1152.

Datation du chant AP 70,31.

          Bernard chante mieux que tous car le coeur l'attire vers l'amour. Que vaut de vivre sans amour? Bernard ne trouve pas merci chez midons.  A la vue de midons, Bernard tremble comme la feuille au vent. Ah! si les tricheurs pouvaient porter des cornes pour être démasqués... Bernard s'enhardit et demande à être agréé comme serviteur courtois. Au point de vue de la métrique et de l'enchaînement des coblas par les timbres de rimes, Bernard a réalisé un Vers de très grande complexité (à voir au chapitre de la métrique). Comme souvent, les débutants cherchent à réaliser des exploits en composant l'oeuvre la plus compliquée afin d'éblouir et d'attirer la reconnaissance. Date proposée: 1153.

Datation du chant AP 70,35.

          Bernard chante pour cacher sa peine. Si Bernard n'est pas aimé, ce n'est pas faute à son indolence. Bernard est maintenant l'homme-lige de midons, et son serviteur. Son seul bonheur est de la voir. Il lui demande juste de tourner les yeux vers lui. Date proposée: 1154.

Datation du chant AP 70, 3.

          Bernard implore une fois de plus Amour. Mais il en est comme au commencement. Midons a tort, car elle lui donne langueur et désir constant. Si midons le retient, elle peut faire comme le vent avec la feuille. Bernard vit comme celui qui meurt dans le feu. Date proposée: 1154. 

Datation du chant AP 70,40a (= PC 392,27).

          Quand commence la douce saison et paraît la verdure...Bernard s'abstient de témoigner quelque joie. Il voudrait toucher son corps et l'étreindre, nue. Mais Bernard a mis sa pensée sur un coeur de pierre dure. Midons a des réponses agressives. Si dans vingt ans ou trente ans... Date proposée: 1155.

          Maintenant nous allons regrouper tous les chants postérieurs à l'exil du printemps 1170.

Datation du chant AP 70, 5.

          Peu importe la saison, Bernard a toujours chanté quand arrive une joie d'amour. Midons a saisi Bernard avec douceur et le rend joyeux. C'est vrai que le Viennois est la meilleure contrée du monde pour les dames. Date proposée: 1171.

Datation du chant AP 70,18.

          Bernard est heureux et gai par son pur amour. Il pourrait avoir midons si elle voulait bien le retenir. Il envoie son messager auprès de midons pour lui enseigner son chant et il doit revenir vite. Date proposée: 1171.

Datation du chant AP 70,32.

          Tenso entre Bernard et Peirol. Bernard: Pourquoi Peirol est-il resté longtemps sans chanter? Peirol: Peu vaut le chant qui ne vient pas du coeur. Formule de Bernard reprise avec adresse. Bernard: il serait mort il y a plus d'un an car n'a pas pu trouver encore la Merci. Mais Bernard a trouvé maintenant une nouvelle dame. Date proposée: 1171.

Datation du chant AP 70,19.

          Bernard a été un forcené par amour une longue saison. Il en était devenu sauvage envers tous et s'était refusé de chanter. Maintenant il sait que de rester muet serait dommageable. Son ancienne dame ne l'avait jamais aimé de tout coeur. Maintenant Bernard en  aime une autre plus belle et meilleure, qui l'agrée et le dédommage par son amour. Date proposée: 1171.

Datation du chant AP 70,19a (= PC 52, 3).

          Tenso entre Bernard et Gaucelm (Faidit). Bernard est fâché contre Gaucelm qui critique les dames, car midons lui accorde courtoise réparation. Bernard est amoureux de midons, qu'il sert, prie et adore. Amour enrichit le pauvre d'une consolation. Avec l'Amour auprès de lui l'homme n'a plus de douleur. Date proposée: 1172.

Datation du chant AP 70,24.

          C'est le printemps. Bernard chante et exulte. Bernard sait qu'il aime et qu'il est aimé. Il n'a jamais montré un visage douteux ou incertain. Bernard sera sien s'il plaît à midons. Il l'implore pour qu'elle n'évite pas de le sentir entre ses bras. Date proposée: 1172.

Datation du chant AP 70,41.

          C'est le printemps. Les journées de Bernard ne sont que joie et chant. Midons écoute avec Joy les paroles de Bernard et retient ses prières, contrairement à la dame déloyale que Bernard avait aimée précédemment. Bernard demande un baiser. Midons est tourmentée par le mari jaloux, à cause de Bernard. date proposée: printemps 1172.

Datation du chant AP 70,42.

          C'est le printemps. Nous retrouvons Bernard qui a dû s'éloigner du pays viennois (Dauphiné). Il est revenu courtiser son ancienne dame qui demeure hautaine. Cependant, pour la seconde fois, Bernard rappelle qu'il n'y a pas de droits dûs au seigneur. Bernard demande pardon à la deuxième dame qui l'avait accueilli. Date proposée: printemps 1173.

Datation du chant AP 70,20.

          Bernard a fait attendre trop longtemps Ma-Consolation, qui est sa dame du Viennois. Il voudrait chanter pour lui plaire. Ce sont les losengiers (les médisants), qui avaient éloigné Bernard de Ma-Consolation. Bernard voudrait la voir par une voie secrète. Il voudrait revenir au paradis avec elle. Il lui demande encore un gage courtois; il est son homme-lige. Mais il a peur de se représenter devant midons. Date proposée: 1173.

Datation du chant AP 70,38.

          C'est encore le printemps. Bernard est gai avec l'oiseau qui chante. Il est gai par son amour. Midons lui devrait quelque bien. Puisse-t-elle allonger la vie de Bernard comme elle a jadis délivré Bernard de la mort. date proposée: printemps 1174.

Datation du chant AP 70,16.

          Bernard n'a pas de message de Ma-Consolation. Il attend depuis longtemps. De Ma-Consolation il attend sa bonne fortune. Ma-Consolation l'avait bien honoré mais à présent elle l'oublie. Bernard sait qu'il a trop tardé pour revenir la voir. Date proposée: 1174.

          Pour les dix chants qui restent, les éléments sont plus incertains. Nous essayerons de les classer en fonction du degré croissant de tension qui va aboutir à la crise majeure du printemps 1170. Chants à classer: AP 70, 4; 6; 8; 9; 15; 22; 23; 25; 28; 29.

Datation du chant AP 70,15.

          Le chant ne vaut que si il vient du coeur grâce à un noble amour: c'est pourquoi le chant de Bernard est parfait. Le vrai amour est dans le plaisir et désir réciproques. Midons l'a rendu heureux du misérable qu'il était. Mais elle est lente à donner son regard. Date proposée: ca 1161.

Datation du chant AP 70, 8.

          Bernard sait qu'il a perdu midons, mais ce n'est pas de sa faute à lui. Mais maintenant les yeux amoureux de midons récompensent Bernard. Bernard envoie son chant à La Mure, dans le pays Viennois (en Dauphiné), à la résidence d'été de Beau-Voir. Date proposée: ca 1162 en fin d'été.

Datation du chant AP 70, 4.

          Bernard ne trouve pas encore la Merci. Amour empêche Bernard de se détacher de midons. Si seulement elle daignait voir Bernard et entendre ses paroles. Bernard n'a jamais aimé personne autant. Il y a plus d'un an que les soupirs auraient pu tuer Bernard n'eût été le visage de midons. Date proposée: ca 1163.

Datation du chant AP 70, 6.

          Seigneurs conseillez-moi; midons a un autre ami intime, se plaint Bernard. Il consent à midons d'avoir l'autre amant en public pourvu qu'en privé elle l'aime à lui. Date proposée: ca 1163.

Datation du chant AP 70,28.

          C'est la saison de Pâques. Tous sont gais sauf Bernard qui pleure et se lamente. Il porte plainte devant les seigneurs contre Amour et sa dame. Bernard ne change pas comme font les dames. Il aime midons depuis le temps où ils étaient enfants. Elle lui répond: "Peu m'importe". Bernard a encore l'espoir d'un baiser en cachette. Date proposée: ca 1164, au printemps.

Datation du chant AP 70,22.

          Bernard a besoin de composer des chants toujours meilleurs. Amour guérit et améliore le coeur de Bernard. Ce monde a peu de courtoisie. Bernard a honte de s'être plaint d'Amour. Midons est inhumaine. Elle est si craintive que tantôt Bernard la possède et tantôt il n'en a rien. Midons le nourrit de vent. Bernard serait revenu vers le Viennois si De-Coeur l'avait salué. date proposée: ca 1164.

Datation du chant AP 70,23.

                    Bernard a entendu le rossignol. Tout homme sans le Joy, et tout coeur sans amour est misérable. Bernard est trahi par sa dame qui l'accuse de ses propres torts. Midons a le coeur volage mais Bernard lui pardonne. Bernard envoie le chant à midons à Narbonne. Date proposée: ca 1165 au printemps.

Datation du chant AP 70, 9.

          Les arbres reverdissent. Le rossignol chante d'amour, ce dont souffre Bernard. Cependant, cela plairait à Bernard si midons voulait bien l'aimer. Elle est orgueilleuse et fait des reproches à Bernard; lequel demande seulement un baiser. En midons se contemple la mort de Bernard, mais il pense atteindre son but. Date proposée: ca 1166 au printemps.

Datation du chant AP 70,29.

          C'est encore le printemps. Bernard se détourne de midons. Il n'est pas amoureux et n'a jamais trompé. Midons guerroie Bernard. Mon-Auvergnat fut-il épris comme je le suis, nous serions deux car il ne pourrait plus s'éloigner de sire Beau-Voir de Belcaire. Date proposée: ca 1167 au printemps.

Datation du chant AP 70,25.

          C'est l'automne; les feuillent tombent. Bernard pense se détacher de midons, mais il n'en a pas le pouvoir. Midons ne l'accueille plus. Seul choix pour Bernard: mourir. Il tuerait bien l'inventeur du miroir. Bernard envoie son coeur en otage à midons. Date proposée: ca 1167, à l'automne.

 

9 - CHRONOLOGIE DES CHANTS DE BERNARD DE VENTADOUR

PÉRIODE   T ANNÉES  A.P. GENRE  PERSONNAGES - SEIGNALS
T1:   ATTENTE ET TIMIDITÉ 1152 - 1155

printemps    

ca 1152 

70,39   Chanso  Messatger (Tornada)

(automne)    

ca 1152  

70,17  Chanso
hiver ca 1153   70,31               "Vers"   Mo Cortes (Tornada)

ca 1154          

70,35   Chanso Corona (Tornada 1)
ca 1154     70, 3   Vers 

printemps       

ca 1155          

70,40a   Chanso

(printemps)    

ca 1155

70,30  Vers   l'escola N'Eblo (IV) ; Doussa Res (Tornada)
T2 :   LA BONNE ESPÉRANCE 1157 - 1161  
automne 1157 70,26 "Vers"

Si . l reis engles e . l ducs normans (T1);

Mos Azimans (T2);

Pel rei sui engles e normans (T2)

hiver 1158   70,44 Chanso

Messatgers (Tornada)

hiver 1158  70,21 "Vers"

Fons-Salada mos drogomans (VII); mos Azimans (VII); al Poi (T); Mo seignor al rei...a Torena Peitau Anjau Normandia (VII)

printemps 1158    70,37      Chanso
printemps   1158 70,33 "Chanso" Huguet mo cortes messatgers (T); A la reïna dels Normans (T)
hiver 1159 70,27 Chanso De-Cor (Tornada)
hiver 1159  70, 7 Vers Bernartz (Tornada T1)
hiver 1159 70,13 "Vers" Ventadorn (Tornada)
(été) 1159 70, 1 "Vers" <  Bels Vezers (Tornada T1) >
(hiver) 1160 70,36 Chanso Mon Escudier (Tornada T1); Mon Aziman (T2)
ca  1161 70,15 "Vers" Bernartz de Ventadorn (Tornada T2)
T3 :   LE MIROIR QUI TUE 1162 - 1170      
ca  1162 70, 8 "Chanso" Bels Vezers (T1 - T2); La Mura (T2)
ca  1163 70, 4 "Chanso"

Alegret (T2); Ferran (T2); Tristan (T2)

ca  1163 70, 6 "Chanso" Garsio (T2); mo Messatger (T2)
printemps          ca 1164 70,28 Chanso Bel Vezer (Tornada)
ca 1164 70,22 "Vers" Messatgers (T2); Mon Romeu lai vas Viana (T2); mos De-Cor (T2)
printemps         ca 1165 70,23 "Vers" Corona (Tornada); A midons a Narbona (Tornada)
printemps         ca 1166 70, 9 Chanso
printemps         ca 1167 70,29 "Vers" Mos Alvergnatz (T1); En Bel Vezer de Belcaire (T1); Tristans (T2)

automne

ca 1167

70,25 Chanso
printemps         ca 1168 70,40 Chanso
printemps         ca 1169 70,10 "Chanso" Messatger (Tornada); Mo Frances part Mauren (Tornada)
(hiver) ca 1170 70,12  Vers

Ventadorn (I); En Proensa (VI); Mos Bels Vezers (VI); Bels Vezers (TEn Fachura (VI); En Alvergnatz lo seigner de Belcaire (VI)

printemps 1170 70,43 Vers Tristans (Tornada)
T4 :   L'EXIL ET LA CONSOLATION 1170 - 1172      

printemps         ca 1170

323, 4 Tenso

Bernartz de Ventadorn (I); Bernartz (III, V, T1);

Peire (II, IV, VI, T2)

(été) ca 1170 286, 1 Tenso Bernartz de Ventadorn (I); Bernartz (III, V); Lemozis (II, IV)
(été) ca 1170 70,45 Vers 

Lemozi (VI); Mon Conort (VII); Romieu (T2)

septembre 1170 323,11 Sirventes
ca 1171 70, 5 Chanso Vianes (V)
ca 1171 70,18 "Chanso"

Messatger (Tornada)

ca 1171 70,32  "Tenso" Peirols (I, III, T1); Bernartz (II, IV, T2)
ca 1171 70,19 Chanso Na Dous-Esgar (T1); Fis-Jois (T2)

printemps  

ca 1172

70,19a  Tenso Gaucelms (I, III, V, T1); Bernartz (II, IV, VI, T2)

printemps

ca 1172

70,24 Chanso

printemps

ca 1172

70,41  Chanso Mo Bel Vezer (T1, T2
T5 :   INFIDÈLE ET REPENTANT 1173 - 1174      

printemps

ca  1173

70,42 Vers Mo Messatger (T1); Mo Bel Vezer (T1); Amics Tristans (T2)
ca 1173  70,20 Chanso Mon Conort (I)

printemps

ca 1174

70,38 Chanso

printemps

ca 1174

70,16 "Chansoneta" Conortz (I, II, T2); l'Alvergnatz (IV); Mo Frances (T1)

 

          Rappelons-nous que lorsqu'il a aimé la vicomtesse, Bernard était selon ses dires, encore un enfant. Pour ces temps anciens où l'adolescence n'existait pas, cela correspond à un âge inférieur à dix-sept ans. Selon l'évolution des sentiments et de la situation, nous pouvons observer plusieurs périodes T dans la vie de Bernard de Ventadour. 

T1:          Au commencement il est jeune et inexpérimenté. Il n'envoie rien à sa dame (AP 70,39). Observons qu'aucune complainte funèbre , ou plaing, n'a été composée sur la mort du célèbre Èbles II le Chanteur (l'inspirateur de l'idéal courtois), par notre jeune garçon. En 1150 il n'avait pas quinze ans et n'avait pas entamé sa carrière. Ceci explique peut-être cela. Bernard n'a jamais osé parler de lui-même à sa dame. Puis, peu à peu, Bernard pense écrire à Alaïs, mais il n'ose pas encore l'implorer. Il est incapable de lui expliquer sa souffrance, il en mourrait de honte (AP 70,17). Puis, Bernard accomplit l'exploit de composer un chant parfaitement réalisé, avec une technique très poussée. Il a pris confiance en lui. Il pense chanter mieux que quiconque. Il s'enhardit et fait sa demande pour être agréé comme serviteur d'Alaïs (AP 70,31). Puis Bernard, même s'il ne se sent pas aimé de sa dame, s'affiche comme son homme-lige. Il reste timide et réclame simplement qu'Alaïs tourne les yeux vers lui (AP 70,35). Bernard implore une fois de plus Amour, toujours en vain comme au début (AP 70, 3). Quelque années ont déjà passé. Au cours d'un printemps, Bernard exprime son désir de toucher le corps d'Alaïs et de l'étreindre nue. Mais les réponses sont toujours agressives. Il peut espérer pour dans vingt ou trente ans (AP 70,40a). Le désir reste constant, Bernard voit le temps passer, les saisons revenir, mais plus il implore sa dame et plus elle lui est cruelle (AP 70,30). Au printemps 1155, arrivé à l'âge de la majorité, Bernard a saisi l'occasion d'un couronnement de sa suzeraine, la duchesse d'Aquitaine, pour tenter sa chance en Angleterre, à la cour du Plantagenêt. Pendant plus de deux ans Bernard ne chante plus sa dame. 

Alienor vitrail

illustration : partie de vitrail représentant la reine Aliénor en la cathédrale Saint Pierre de Poitiers

T2:          A l'automne 1157, Bernard est en Angleterre et il a la nostalgie de son pays et de sa dame, qui l'attire comme un aimant. Si le roi anglais le lui permet, il reverra Alaïs avant l'hiver. Bernard voudrait être au lit de sa dame, à genoux, et souhaîterait lui prendre le pied (AP 70,26). Maintenant l'hiver est arrivé. Bernard est encore loin de sa dame, en Île-de-France, dans le royaume du roi Louis, premier mari de la reine Aliénor. Il pense toujours à Alaïs et pense qu'il ne souffrira pas d'en avoir été éloigné, dès qu'il l'aura revue. En attendant, il lui envoie un messager pour lui dire sa peine et sa douleur (AP 70,44). Enfin, Bernard est auprès de sa dame qui lui montre un visage accueillant. Elle lui a dit qu'elle s'était retenue par crainte. Bernard envoie son chant aux pèlerins qui vont faire leurs dévotions au Puy-Sainte-Marie (Puy-en-Velay), et il demande à son truchement d'aller expliquer au roi anglais que Bernard est retenu en Limousin par Mos Azimans (AP 70,21). L'hiver est passé. Bernard est reparti de Ventadour et du Limousin. La semaine où il est parti, Alaïs lui a dit que son chant lui plaisait. Sa dame lui consent les yeux et le visage, mais pas plus à cause des médisants (AP 70,37). Le printemps 1158 est là. Bernard est heureux. Il est l'homme-lige de la vicomtesse, et même s'il en est éloigné, son esprit est resté auprès d'elle. Il sait qu'il va la retrouver à la cour, pour un couronnement royal à Pâques 1158, à Worcester, en Angleterre. Il envoie sa chanso à la reine Aliénor, par l'entremise de son noble messager Huguet (AP 70,33). L'hiver est revenu, mais Bernard se sent mieux qu'au printemps, car il se sent aimé. Alaïs lui montre toujours un visage amical. Il s'enhardit un peu plus: il voudrait voir le corps d'Alaïs, à son lit, et qu'elle lui mette les bras autour du cou (AP 70,27). L'hiver s'avance, sombre, avec la neige qui transforme tout. Malgré les losengiers, Alaïs a promis à Bernard de lui octroyer son amour. Il se sent de plus en plus mal au fur et à mesure que la situation s'améliore. Cependant Bernard demande un baiser à Alaïs (AP 70, 7). L'hiver n'est pas fini. Bernard pensait attendre le printemps pour chanter. Mais Alaïs lui a donné le baiser tant attendu. Du coup, Bernard est aux anges et voudrait même plaire aux losengiers (AP 70,13). La joie de Bernard est à son extrême. Après le premier baiser, Bernard devient plus gourmand et en réclame un deuxième (AP 70, 1). Le temps passe. Les chants de Bernard sont réclamés par les seigneurs. Il est heureux en amour mais il pleure car il est nostalgique du visage d'Alaïs, qui est à nouveau loin de lui. Il n'a pas l'occasion de voir souvent Alaïs. Il voudrait l'étreindre (AP 70,36). Bernard a gagné en assurance; son chant, parce qu'il vient du fond du coeur, est parfait grâce à l'amour pur qui le nourrit. Malgré tout Bernard a l'impression que sa dame est un peu lente à lui donner son regard (AP 70,15).

T3:          Encore du temps a passé. Les sentiments de Bernard n'ont pas varié. Alaïs, après un peu d'absence, lui  fait à nouveau les yeux amoureux. Bernard envoie sa Chanso à La Mure, à Mo Bel Vezer (AP 70, 8). Bernard n'a jamais autant aimé quelqu'un comme sa dame. Mais Alaïs semble prendre quelque distance avec lui. Quand Bernard l'implore, elle se moque de lui et rit. Bernard demande à Alegret d'apprendre sa Chanso, et à Ferran, de l'apporter à Mon Tristan, qui sait bien rire et se moquer (AP 70, 4). Et de fait, un jour, Bernard pense que sa dame a un autre amant. Il demande conseil aux seigneurs assemblés. Pourvu que sa dame l'aime en privé, Bernard lui consent l'autre amant en public. Bernard demande à Garsio de chanter sa Chanso et de l'apporter à Mo Messatger (AP 70, 6). Pâques revient avec le renouveau de la nature; tous sont joyeux sauf Bernard, qui pleure et se lamente. Il porte plainte devant les seigneurs contre Amour et contre Alaïs qu'il a aimé depuis qu'ils étaient enfants. Alaïs dit à Bernard:"Peu m'importe". Bernard salue Bel Vezer (AP 70,28). Bernard a besoin de faire des chants toujours meilleurs. Amour guérit et améliore son coeur. Bernard a honte de s'être plaint d'Amour. Mais Alaïs est inhumaine: craintive à tel point que tantôt il la possède et tantôt il n'en a rien. Alaïs le nourrit de vent. Bernard salue Mon Romeu du côté de Vienne. Il serait revenu vers le pays du Viennois (Dauphiné), si De-Cor l'avait salué (AP 70,22). Bernard a entendu le chant du rossignol. Tout homme sans le Joy et tout coeur sans amour est misérable. Bernard est trahi par Alaïs qui l'accuse de ses propres torts. Alaïs a le coeur volage mais Bernard lui pardonne. Tout cela est la faute des médisants. Bernard demande à Corona de porter son chant à sa dame à Narbonne (AP 70,23). Encore un printemps qui revient. Le rossignol chante d'amour, ce dont souffre Bernard. Alaïs est orgueilleuse et fait des reproches à son soupirant qui demande seulement un baiser. En sa dame se contemple la mort de Bernard, mais cependant il pense encore atteindre son but (AP 70, 9). Un printemps revient avec ses réjouissances. Pourtant Bernard n'a pas le coeur amoureux et se détourne d'Alaïs. Bernard n'a jamais trompé sa dame, qui cependant le guerroie. Bernard envoie ses saluts à Tristan et déclare à Mon Alvergnatz que si ce dernier était aussi amoureux que lui, il ne pourrait plus s'éloigner de Bel Vezer de Belcaire (AP 70,29). L'automne arrive. Les feuilles se détachent des arbres, et Bernard aussi pense se détacher d'Alaïs, mais il n'en a pas le pouvoir, bien qu'elle ne l'accueille plus. Bernard tuerait bien l'inventeur du miroir. Mourir reste la seule possibilité. Cependant Bernard envoie son coeur en otage à Alaïs (AP 70,25). Maintenant les bois sont en fleur. Alaïs pourrait ressusciter Bernard de la mort. Elle accuse encore et toujours son amoureux qui, par un seul baiser, pourrait être sauvé. Alaïs le tue. Bernard se contenterait seulement du salut de sa dame (AP 70,40). C'est à nouveau le printemps. Bernard a aimé longtemps en pure perte. Alaïs aurait guéri Bernard si elle l'avait tué. Elle le hait et l'opprime. Bernard va partir pour le pays viennois en Dauphiné, pour retrouver Mo Frances au-delà de Moirans. (AP 70,10). Alaïs se montre toujours aussi sauvage envers Bernard qui sera toujours son homme-lige. Pourtant les amis du côté de Ventadour auront perdu Bernard. Sa dame se plaint uniquement parce que Bernard continue de l'aimer. Bernard envoie en Provence Joy et saluts. Lui-même n'a pas de Joy sinon celui accordé par Mos Bels Vezers et par Sire Fachura et par Sire Alvergnatz, le seigneur de Beaucaire (AP 70,12). En admirant le vol nuptial de l'alouette, Bernard se perd dans ses pensées. Le miroir l'a tué comme Narcisse s'est noyé dans la fontaine. Bernard est tombé en disgrâce. Il désespère des dames. Alaïs l'a tué. Bernard part en exil, sans savoir où aller. Il cesse de chanter. Tristan son ami n'aura plus rien de lui (AP 70,43).

T4:       Peire d'Auvergne apostrophe Bernard et lui reproche d'avoir abandonné le chant alors que tout chante autour de lui, même le rossignol. Bernard se dit libéré des chaînes de l'amour et de l'inconstance des dames. Il a tellement souffert qu'il voudrait faire souffrir les dames pendant deux à trois ans. Une dame perfide l'a tué, parce qu'il l'a aimé (AP 323, 4). Lemozi demande à Bernard comment vont ses amours. A première vue cela va plutôt mal. Bernard ne veut pas répondre en chantant, parce qu'il a le coeur brisé à cause d'Alaïs qui l'a tué (AP 286, 1). Plusieurs personnes ont demandé à Bernard de chanter. Ce à quoi Bernard répond négativement parce qu'il a perdu son bonheur. Soir et matin, Bernard n'arrive plus à dormir. L'amour du troubadour n'a duré qu'un jour. Son ex-dame peut bien vérifier que Bernard est parti en exil; il en prend Lemozi à témoin. Cependant, Bernard garde encore un peu d'espoir, grâce à Mon Conort. Pour Romeu (qui vit dans le Viennois), et pour sa nouvelle amie, Bernard promet de faire semblant d'avoir bonne espérance (AP 70,45). Peire d'Auvergne est entouré d'une joyeuse bande de troubadours. La fête se tient à Puivert au milieu des rires et des fanfares. Peire compose une cobla sur chacun des treize invités présents (y compris sur lui-même), afin de les parodier avec humour (AP 323,11). Bernard a toujours chanté quand une joie d'amour lui arrive. Sa nouvelle dame l'a saisi avec douceur et le rend joyeux. Oui, vraiment, le pays du Viennois est bien la meilleure contrée du monde (AP 70, 5). Un noble et pur amour rend Bernard heureux. Si elle voulait bien le retenir, Bernard pourrait avoir sa dame, à laquelle il lui envoie Messager pour lui enseigner sa Chanso (AP 70,18). C'est maintenant Bernard qui prend l'initiative d'une Tenso. Pourquoi Peirol est-il resté longtemps sans chanter? Du tac au tac Peirol reprend une pensée de Bernard: "Peu vaut le chant qui ne vient pas du coeur". A cela Bernard lui répond qu'il y a plus d'une année en arrière, il serait mort. Il attend encore d'obtenir la grâce de sa nouvelle amie (AP 70,32). Pendant une longue saison, Bernard avait été forcené par amour et s'était rendu sauvage à tous. Il avait même refusé de chanter. Mais maintenant, Bernard a compris que de s'abstenir du chant lui porterait dommage. Parce que maintenant la nouvelle dame qu'aime Bernard est encore plus belle et meilleure, et elle l'agrée et le dédommage par son amour. Malgré la dame Dous-Esgar et son compagnon, Bernard loue Dieu de pouvoir encore chanter. Quant à Fis-Jois, Bernard la chérit et ne peut l'oublier car elle lui est d'aimable compagnie (AP 70,19). Voilà que Bernard est fâché contre Gaucelm qui critique les dames, parce que la dame de Bernard lui accorde courtoise réparation. Bernard est amoureux de sa dame qu'il sert, prie et adore. Tout le monde s'incline devant un amour accompli qui, de toute façon, enlève à l'homme sa douleur et enrichit le pauvre (AP 70,19a). Avec le printemps revenu, Bernard chante et exulte. Il se sent aimé et il aime plus que jamais. Il implore sa dame qu'elle n'évite pas de le sentir entre ses bras (AP 70,24). Avec le printemps les journées de Bernard sont remplies de joie et de chants. Sa dame écoute avec plaisir les paroles de Bernard et elle retient ses prières, contrairement à l'ex-dame déloyale. Bernard demande un baiser. Cependant à cause de Bernard, sa dame est tourmentée par le mari jaloux. Bernard ne demande rien d'autre que Dieu protège sa dame et Bel Vezer (AP 70,41).

T5:       Un printemps, Bernard se retrouve à poursuivre l'ex-dame hautaine et à fuir l'autre dame au bel accueil. En amour pourtant les pauvres et les riches sont au même rang. Bernard envoie Mon Messatger à Bel Vezer parce que, à cause de la mauvaise dame, il ne peut pas la voir, ni elle ni sa nouvelle dame. Comme Bernard ne peut voir son ami Tristan, il le recommande à Dieu (AP 70,42). À cause des médisants qui ont éloigné Bernard de sa dame Mo Conort, il est resté trop longtemps sans la revoir. Il voudrait chanter pour lui plaire. Il désire revenir la voir par une voie secrète. Il voudrait retrouver le paradis avec Mo Conort. Il lui sollicite un nouveau gage courtois. Il est son homme-lige. Mais malgré tout, Bernard appréhende de se présenter devant Mo Conort (AP 70,20). C'est le printemps: Bernard est joyeux par son amour. Sa dame lui devrait quelque bien. Puisse-t-elle allonger sa vie comme elle l'a jadis délivré de la mort (AP 70,38). Bernard n'a pas de message de Mo Conort. Il attend depuis longtemps. Il attend de Mo Conort sa bonne fortune. Mo Conort l'avait bien honoré et maintenant elle l'oublie, puisqu'elle ne lui envoie ni message ni signe d'amitié. La raison en est que Bernard a trop tardé à revenir la voir. Il en est si honteux qu'il n'ose pas revenir la voir si auparavant elle ne le rassure pas. Bernard s'est trompé en aimant; il prend Alvergnatz à témoin. Bernard veut bien attendre le temps qui faut pour que le coeur courroucé de Mo Conort s'adoucisse envers lui. Elle est si belle et si parfaite! Bernard envoie son chant à Mo Frances dont le mérite ne cesse d'augmenter, et il lui fait savoir qu'il attend encore de Mo Conort sa bonne fortune (AP 70,16).

 

10 - IDENTIFICATION DES SEIGNALS UTILISÉS PAR BERNARD DE VENTADOUR

 

          Lseignal est le signe distinctif et discret indiquant un protecteur ou une dame aimée. Il permet de ne pas divulguer l'identité d'une personne. La dissimulation de l'identité reste relative parce que certains seignals ont été utilisés par plusieurs troubadours et semblent indiquer la même personne. Quelquefois, un seignal pouvait être réciproque et désigner deux personnes en relations amicales. Plusieurs seignals utilisés par les troubadours ont déjà été identifiés par les romanistes, dont Stanislaw Stronski dans son ouvrage sur Le Troubadour Folquet de Marseille, Edition critique, Cracovie 1910, Slatkine Reprints, Genève 1968. 

Ainsi Lignaure, présent dans AP 242,17, 37, 65, et AP 389,10a, par Girautz de Borneil et dans le même temps dans AP 167, 2, 35, 37, 45, 48, 53, 60, 64, par Gaucelms Faiditz, n'est autre que le troubadour Raimbautz d'Aurenga (* ca 1144- + ca 10-5-1173). 

Miells de Be : que nous trouvons aussi bien chez Bertrans de Born (AP 80,10, 12), Arnautz Daniels (AP 29, 2), et Gaucelms Faiditz (AP 167, 61), désigne Guicharde de Beaujeu (+ 1221).

Rainier : représente Barral vicomte de Marseille de 1173 à 1192 (+ 13-12-1192), et se rencontre chez Peire Vidals (AP 364,18, 40, 42), Bertrans de Born (AP 80,36), Perdigos (AP 370,14), et Aimerics de Peguillan (AP 10, 4).

Bels Dezirs : serait un seignal réciproque pour Gaucelms Faiditz (AP 167,61), et Raimons Jordas (AP 404, 2).

Tostemps : serait Raimons de Miraval pour Folquetz de Marseilla, AP 155, 1, 3, 7, 10, 11, 14, 16, 21, 24.

Plus Leial : serait encore un seignal réciproque pour Folquetz de Marseilla (AP 155,11 à 375,20), et Pons de Chapduoill (AP 375,19). Pour Raimons de Miraval dans AP 406,21 Plus Leial est son collègue Pons.

Fraire : signalerait le troubadour catalan Guillems de Bergueda (* ca 1130 - + 1196), chez Raimbautz d'Aurenga (AP 389,32), Bertrans de Born (AP 80,34 et 34a = PC 9,19), Peire Vidals (AP 364, 24, 40, 47), et Pons de Chapduoill (AP 375,16).

Mon Thesaur : indique Boniface Ier  (* ca 1150 - + 4-9-1207), marquis de Montferrat (1192-1207), et roi de Thessalonique (1204-1207), pour Gaucelms Faiditz (AP 167,14, 18, 39, 54, 56, 62).

Audiart : serait un seignal pour le comte de Toulouse (1194-1222), Raimon VI  (* 27-10-1156 - + 2-8-1222), chez Raimons de Miraval (AP 406, 2, 8, 12, 13, 15, 18, 19, 20, 21, 25, 27, 37, 40, 42, 44, 47), et chez Peire Vidals (AP 364,12).

Castiat : désignerait Raimon V  (* 1134 - + 12-1194 à Nîmes), comte de Toulouse (1148-1194), pour Peire Vidals (AP 364, 9, 40, 42, 45, 46). 

          Parmi les seignals employés par Bernartz de Ventadorn, nous en avons quelques-uns qu'il partage avec d'autres troubadours:

- Aziman, Tristan, Bel Vezer, Mo Frances, Fis Jois, Conort.

Aziman : S. Stronski a démontré que c'était un seignal réciproque entre Bertrans de Born et Folquetz de Marseilla (AP 80,12 et AP 155, 1, 3, 5, 7, 8, 10, 11, 14, 15, 16, 18, 21, 23). Ce seignal se rencontre aussi chez Bernard dans AP 70,21, 26, 36.

Bertrans de Born (Gérard Gouiran, L'Amour et la guerre, l'oeuvre de Bertran de Born, Université de Provence, Aix-en-Provence, 1985, en deux volumes), dans la tornada de AP 80,12, interpelle son jongleur Papiol pour qu'il aille dire en chantant à Mon Aziman ("Mon-Aimant"), qu'ici, Amour est méconnu et est tombé de haut en bas.

Bertran de born

illustration : Bertran de Born selon miniature du XIIIème siècle - B.N.F.  f. fr. 12473 folio 160r°a  

Dans les chants de Folquet de Marseille, "Mon-Aimant" se retrouve toujours à la tornada et est souvent associé à Tostemps ("Tout-le-Temps"), qui a été identifié comme étant le troubadour du Carcassès, Raimon de Miraval. Dans AP 155,10 (Stronski n°XIII), qui date de ca 1192, Folquet dit: "Sire Aimant" je m'en tiens au sujet de l'Amour, à votre raison et à celle de sire "Tout-le-Temps" car vous en faites semblant mais il ne vous plaît guère". Dans AP 155,15 (Stronski n°XIX, qu'il date de 1195 après le 19 juillet), Folquet s'adresse dans sa deuxième tornada à Mon Aziman: ""Bel Aimant" nous voyons que Dieu vous laisse le temps, voulant vous gagner de bonne volonté, car il vous tient si honoré que je m'en réjouis; ne le forcez donc pas à changer son bon sentiment; changez-vous, plutôt, vous-même, car il vaut cent fois mieux que l'on se soumette avant de tomber par contrainte". Quelques mois plus tard nous savons que Bertrand de Born va quitter le monde pour entrer à l'abbaye de Dalon. Dans la deuxième tornada de AP 155,16 (Stronski n°XII qu'il date de 1191/92), Folquet dit: "Chanson, hâte-toi vers sire "Aimant" et vers sire "Tout-le-Temps", car tu es à eux, et à eux a trait ton sujet: chacun d'eux est, en effet, peu amoureux, mais ils font semblant de ce qui ne les préoccupe pas. Et dans la première tornada de AP 155,21 (Stronski n°XI, qu'il date de 1190/91): " Beau sire "Aimant", si Amour vous opprimait, vous et sire "Tout-le-Temps", je vous donnerais un conseil: pourvu qu'il vous souvienne combien j'en ai de douleur et combien de bonheur vous ne vous en soucieriez plus". Lorsque Folquet décrit "Mon Aimant," il lui reproche d'être peu amoureux; cela ne nous étonne guère, sachant que Bertrand de Born est connu pour ses sirventes politiques plus que par des chansons d'amour. Folquetz de Marseilla s'adresse à Mon Aziman dans presque tous ses chants (13 sur les 19 autenthiques reconnus par Stronski). Si les datations données par Stronski sont correctes, ces chants s'échelonnent entre 1179 et 1195, soit du début et jusqu'à la fin de sa carrière poétique.

Chez Bernard de Ventadour, les chants dans lesquels apparaît Mon Aziman, sont datés par nous entre 1157 et 1160. Cela fait un écart d'une vingtaine d'années. Les rapports d'amitié entre Bertrand de Born et Folquet de Marseille sont des rapports d'adultes, sachant que Bertrand de Born est né vers 1145. Par contre, en 1157-60, Bertrand n'est encore qu'un jeune homme, encore non armé chevalier. La date de naissance de Bertran de Born est inconnue. Selon les auteurs, elle est estimée autour de 1140 ou bien autour de 1145. Dans la Chronique du prieur de Vigeois (François Bonnélye: Chronique de Geoffroy prieur de Vigeois, Tulle 1864, Reprints Lemouzi n°194 bis, Tulle 2010), Aimeline, la fille de Bertran de Born, est mariée avec Seguin de Lastours, et deux fils, Gérald et Ranulphe sont déjà nés de cette union. La Chronique ne mentionne pas les autres enfants nés plus tard: Seguin, Guillem, autre GuillemAudouin. Cela signifie que les deux garçons aînés étaient en bas-âge en avril 1184, lorsque Geoffrey du Breuil termine sa Chronique. Gérald et Ranulphe seraient nés aux premières années de la décennie 1180. Aimeline de Born aurait été mariée vers 1180. L'âge commun du mariage chez les filles commençait à partir de douze ans. Si Aimeline avait environ 15 ans à son mariage en 1180, elle serait née vers 1165. Ses frères Bertran et Constantin ont été faits chevaliers en 1192 au Puy-en-Velay (sans doute à la fête mariale du 15 août). Ces deux derniers étaient certainement plus jeunes qu'Aimeline, et nés au plus tôt vers 1166 et 1167. Par ailleurs Bertran de Born a pu se marier lui-même avec Raimonde (de la Porcherie) vers ses 18 à 20 ans, c'est-à-dire vers 1163 à 1165, ce qui le feraît naître autour de l'année 1145.  Vers l'âge de sept ans, les enfants issus de la noblesse étaient placés dans un autre milieu aristocratique, afin de parfaire leur éducation chevaleresque. Peut-être que le futur seigneur du château de Hautefort a-t-il été confié au fameux vicomte de Ventadour. Quoi qu'il en soit, Bernard de Ventadour s'adresse à Mon-Aimant avec une certaine familiarité, ce qu'il n'aurait pas fait avec un Bertran déjà adulte . Ainsi dans la cobla VII de AP 70,21: "Fons-Salada mon interprète/ Soyez pour moi auprès de monseigneur le roi/ Dites-lui que "Mon-Aimant"/ Me retient de sorte que vers lui je ne puis aller/ Comme il a Touraine et Poitou/ Et Anjou et Normandie/ J'aurais voulu cela lui siérait bien/ Qu'il eût le monde entier en son pouvoir". Ou bien dans la deuxième tornada de AP 70,36: " Et qu'il ("Mon-Écuyer") emmène avec lui/ Ce dont il a le plus envie/ Et moi "Mon-Aimant". Et dans AP 70,26: " Pour le roi anglais je suis anglais et normand/ Et n'était-ce pour "Mon-Aimant"/ Je resterais ici jusqu'après Noël".

 

Tristan : ce seignal apparaît chez Bernard dans AP 70, 4; 29; 43. D'après nos datations ces chants seraient de 1163, 1167, 1170. 

AP 70, 4  T2:                                          Envoi 2:

Ma chanson apren a dire                     Apprends à dire ma Chanson

Alegret e tu Ferran                                Alegret et toi Ferdinand

Porta la . m a mo Tristan                     Porte-la à Mon-Tristan

Que sap be gabar e rire                        Qui sait si bien rire et plaisanter

Dans cette Chanso, Bernard n'est pas au mieux avec sa dame. Il l'envoie à "Mon-Tristan" qui sait "si bien rire et plaisanter".

AP 70,29   T2:                                        Envoi 2:

Tristans si no . us es veyaire                Tristan même si cela ne vous semble guère

Mais vos am que no suoill faire           Je vous aime plus que naguère

Dans ce chant la dame guerroie Bernard qui n'en obtient rien malgré de longs efforts. Parrallèlement, Bernard montre du respect et une grande affection à "Tristan".

AP 70,43   T:                                           Envoi:

Tristans ges no . n auretz de me           Tristan vous n'aurez plus rien de moi

Qu'eu m'en vau chaitius no sai on        Car je m'en vais malheureux je ne sais où

De chantar me gic e . m recre                De chanter je cesse et m'en désiste

E de joi e d'amor m'escon                       Et au Joy et à l'amour je me soustrais

Ici, Bernard atteint le paroxysme du désespoir, à cause de midons. Il s'exile loin, sans savoir où aller, mais il fait ses adieux à toutes les personnes qu'il estime, dont "Tristan".

          Certains auteurs ont pensé que "Tristan" pouvait se confondre avec le troubadour Raimbaud d'Orange, parce que le provençal seigneur de Courthézon avait fait allusion à Tristan et Iseut dans AP 389,32. Cependant, à la même époque (à partir de 1165), des confrères de Bernard apostrophent Raimbaud en l'appelant "Lignaure": ainsi Giraut de Borneil et Gaucelm Faidit (voir plus haut).

          Par ailleurs deux autres troubadours, Bertrans de Born et Guillems de Bergueda, utilisent aussi le seignal "Tristan" à une époque postérieure à la mort de Raimbaut (+ 1173).

Dans AP 80,28 que Gérard Gouiran situe à la fin de 1185:

Cobla VII:

Eu sai un austor tersol                                 

Mudat qu'anc no pres ausel                        

Franc e cortes et isnel                                   

Ab cui eu m'apel Tristan                              

E tot per aital semblan                                 

. m pres per entendedor                           

Et a . m dat mais de ricor                            

Que s'era reis de Palerna                              

T1:

Tristan per la vostr'amor                                    

Me veiran torneiador                                           

En Peitau qui que . m n'esquerna                       

T2:

Puois la reïna d'amor                                             

M'a pres per entendedor                                        

Ben puosc far cinc et ill terna                                

(D'après l'édition de Gérard Gouiran, n°25 page 507).

Strophe VII:

Je connais un autour tiercelet

Qui a passé la mue et n'a encore jamais pris d'oiseau 

Affable et courtois et allègre

Avec lequel j'échange le nom de Tristan

Et exactement de la même manière 

Il m'a pris pour amoureux

Et m'a rendu plus riche

Que si j'étais le roi de Palerme

Envoi 1:

Tristan pour l'amour de vous

On me verra participer aux tournois

En Poitou peu m'importe qu'on se moque de moi pour cela

Envoi 2:

Puisque la reine d'amour

M'a pris pour amoureux

 je peux bien faire un cinq quand elle fait un terne

          Un ami de Bertran, Guillem de Berguedan, cite Tristan dans deux chants: AP 210,17a et AP 210,20. que l'éditeur place respectivement entre 1187 et 1190 pour le premier; en avril 1190 pour le second.

AP 210,17a:

Cobla VI:

Oliver a la fenida                                                

Del sirventes te somon                                       

Que lo . m portz a l'esernida                             

De cui homs serai e son                                      

Et hai estat ses faillida                                       

Qu'anc no . i gardei mession                             

Trista gent vos ha chauzida                              

Per la gensor sotz lo tron                                   

E no . m partrai a ma vida                                 

Per cosseil que hom m'en don                            

AP 210,20  

T1:

A Mon Tristan que ben a e mieils aia                     

Tramet mon chan e si . l guizerdon pert                

Seguit aurai lo trayn del lazert                                

Strophe VI:

Olivier à la fin

Du sirventes je te charge

De le porter de ma part à la dame distinguée

Pour laquelle vassal je serai et je suis

Et j'ai été sans faillir

Car jamais je n'ai compté mes efforts

Noble Tristan je vous ai choisie

comme la plus noble sous le firmament

Et de toute ma vie je ne me séparerai de vous

Quel que soit le conseil qu'on puisse m'en donner

AP 210, 20

Envoi 1:

A Mon-Tristan qui bien a et qu'il ait encore mieux

Je transmets mon chant et si je perds la récompense

J'aurai suivi le train du lézard

(D'après Martín de Riquer, Guillem de Berguedà, Abadia de Poblet, 1971, en deux volumes, I: estudio historico, literario y lingüistico, II: edicion critica, traduccion, notas y glosario; voir vol. II, n°XX p.173 et n°XXI p.183).

         Pour Guillem de Berguedan, Tristan est une dame de haute condition dont le poète attend une récompense et dont il se fait le vassal.

         Pour Bertrand de Born, Tristan est aussi une dame qu'il compare à un rapace (oiseau de la Noblesse), au comportement allègre et noble et avec laquelle il échange le même seignal. Cette personne a un lien avec le Poitou de sorte que Bertrand veut s'y montrer en participant à des tournois. Dans la deuxième tornada, Bertrand l'appelle la "reine d'amour". Pourquoi Bertrand compare-t-il cette dame du Poitou à un autour d'un certain âge? (L'autour a passé la mue). Cela nous amène la remarque suivante. En mars 1173, la reine d'Angleterre Aliénor a poussé ses fils à la révolte contre leur père, le roi Henri II. En novembre 1173, Aliénor est faite prisonnière et sera recluse dans divers châteaux en Angleterre. Cependant, d'après Alfred Richard (Histoire des Comtes de Poitou, 778-1204, 2 tomes I: 778-1126; II: 1126-1204, Alphonse Picard Éditeurs, Paris 1902), Henri II célébra les fêtes de Pâques 1185 à Rouen et manda ensuite à Aliénor et sa fille Mathilde, duchesse de Saxe, de venir le retrouver. La reine avait continué à résider à Windsor auprès de son gendre et de sa fille, à la présence de qui elle était redevable de l'amélioration qui s'était produite dans sa situation; elle partit avec eux, aussitôt après les fêtes, mais sans se douter que cette fois encore elle devait jouer un rôle dans les combinaisons politiques de son mari. En effet, aussitôt son arrivée, Henri ordonna à son fils Richard de se rendre auprès de lui; il lui faisait savoir qu'Aliénor allait reprendre possesssion de son domaine patrimonial, "le Poitou avec toutes ses dépendances" et qu'il fallait qu'il vint sans tarder se démettre de son autorité entre les mains de sa mère. Richard déclara à sa mère qu'il lui faisait remise du Poitou, de toutes ses places fortes et de ses garnisons. Henri ne désirait pas autre chose, et comme le prince, ne possédant plus aucun patrimoine, n'avait plus aucune ressource pour vivre, il dût rester à la cour de son père. La cour était à Alençon; Aliénor, parlant en qualité de reine et de duchesse, adressa à l'archevêque de Bordeaux et à toutes les personnes pourvues d'autorité en Aquitaine, évêques, abbés, comtes, barons, vicomtes, prévôts, baillis ou même simples fidèles, une lettre portant que, s'étant assuré le consentement de son mari et celui de ses fils Richard, Geoffroy et Jean, elle a donné aux religieuses de Fontevrault 100 livres de rente annuelle à percevoir lors de la fête de Saint-Martin d'hiver sur les produits de la prévôté de Poitiers et du vignoble de Benon. 

Le 14 février 1187, Henri II était à Aumale en Normandie, où Richard était venu le trouver pour lui rendre compte de ses opérations contre le comte de Toulouse; puis le 25 mars 1187, il eut avec le roi de France Philippe II une entrevue à Nonencourt pour rêgler les nombreuses difficultés entre eux; les deux rois ne purent s'entendre et convinrent de renouveler les trêves jusqu'à la Saint-Jean. Richard fut autorisé par Henri II à aller rendre hommage au roi de France pour le comté de Poitou; la résignation qu'il en avait faite à Aliénor se trouvait par suite considérée comme nulle et non avenue. 

En résumé, entre 1185 et 1187, Aliénor redevient la comtesse du Poitou. Ses vassaux en sont prévenus par lettre. Les déclarations de Bertrand de Born se comprennent davantage. Nous ajouterons que le sceau apposé sur chaque lettre envoyée par Aliénor, représente la reine de face, les bras légèrement pliés en forme de croix par rapport au corps, et portant à la main gauche un oiseau qu'on peut supposer être un rapace (voir dessins faits pour Roger de Gaignières, Paris, BnF, dans Jean Flori, Aliénor d'Aquitaine, la reine insoumise, Éditions Payot et Rivages, Paris 2004).

Alienor sceau Concernant la comparaison de la comtesse du Poitou avec un rapace, voir Richard le Poitevin, chroniqueur contemporain des évènements de 1173, et s'adressant à Aliénor en exil: "Dis, aigle à deux têtes, dis: où étais-tu quand tes petits, s'envolant du nid, ont osé porter leurs serres sur le roi de l'Aquilon? Tu les as poussés, paraît-il, à attaquer sauvagement leur père. Voilà pourquoi tu as été exilée de la terre et conduite en une terre étrangère. Tes grands vassaux t'ont trompée avec des paroles pacifiques. Ta cithare est devenue plaintive, et ton chant s'est changé en lamentation. Or donc, voluptueuse et tendre, tu jouissais d'une liberté royale, tu regorgeais de richesses; tes jouvencelles chantaient de douces cantilènes en s'accompagnant de tympanons et de cithares. Et toi-même tu te distrayais à l'orgue, tu te délectais de compositions sur tympanons." (Voir Rita Lejeune, Rôle littéraire d'Aliénor d'Aquitaine et de sa famille dans Cultura Neolatina, Anno XIV, Modène 1954-55. Le texte original de Richard le Poitevin est en latin).

A l'époque des chants de Guillem de Berguedan, Aliénor avait retrouvé sa complète liberté, dès la mort d'Henri II survenue le 6 juillet 1189.

          Nous rappellerons aussi que les premiers romans en vers (romans de Thèbes, Énéas, Troie, Alexandre), ont été écrit à la cour Plantagenêt, autour d'Aliénor. Plusieurs auteurs ont offert leur roman à la reine Aliénor : ainsi en 1155, l'écrivain Wace, sa geste des Bretons, le "Brut". Aliénor a séjourné en Poitou en continu de 1152 à 1154, puis de 1165 à 1173. Une copie du Bestiaire de Philippe de Thaon a été offerte solennellement à Aliénor:

illustration : sceau de la reine Aliénor.

"Dius gart ma dame Alienor

La reïne chi est censor

De sens de onur e de beuté

De largesce e de bonté

                                                                             Dame a bone une futis née

                                                                      Et al rei Hanri espusé

                                                                           Muit li est puis ben avenu

                                                                            La merci Deu le rei Jesu"

                

          Mais le plus important, c'est qu'un certain Thomas, d'origine anglo-normande, rédige le roman de Tristan, dans une version courtoise. Il prête même à l'écu de son héros les armes du roi. Selon madame Rita Lejeune, "on admet depuis longtemps qu'Aliénor aussi a joué un rôle dans la diffusion de la légende de Tristan". D'après Stephan Hofer, le Tristan de Thomas serait nettement influencé par le Brut de Wace, et aurait été composé peu après 1155 et dans l'ambiance de la reine Aliénor. Nous rappellerons qu'antérieurement aux trois chants de Bernard envoyés respectueusement à "Tristan", le troubadour limousin avait déjà adressé en 1158 sa Chanso AP 70,33 à "la reïna dels Normans", l'année de son couronnement en grandes pompes. Le roman de Tristan par Thomas a émergé sans doute entre 1158 et 1163, année où apparaît le seignal de Tristan.

          En conclusion, personne ne peut mieux s'identifier au seignal Tristan que la personne d'Aliénor (* ca 1122 - + 31-3-1204), comtesse de Poitou, duchesse d'Aquitaine (1137-1204), et reine d'Angleterre (1154-1204).

 

Bels Vezers et Mos Alvergnatz : le seignal Bel Vezer apparaît chez Bernard AP 70, 1; 8; 12; 28; 29; 41 et 42. Dans AP 70,12 et 29, Mos Alvergnatz lui est associé. Ce dernier apparaît seul dans AP 70,16. Dans AP 70, 1 Bernard déclare que la valeur de Bel Vezer s'accroît et que personne ne peut se retenir de l'aimer. Dans AP 70, 8  la première tornada ne révèle rien de nouveau. La seconde tornada est intéressante:

T2:

Chanso vai t'en a La Mura             Chanson va-t-en à La Mure

Mo Bel Vezer me saluda                  A Mon Beau-Voir transmets mon salut

Qui c'aya valor perduda                 Peu importe qui a perdu sa valeur

La sua creis e meillura                    La sienne croît et s'améliore

La valeur de Bel Vezer croît toujours. Bernard lui envoie sa Chanso à La Mure. Ce bourg déjà situé en altitude au sud de Grenoble, est connu comme ayant été une résidence d'été des Dauphins du Viennois, comtes d'Albon et du Grésivaudan et du Viennois. A la belle saison, les Dauphins venaient pour chasser le cerf et les bêtes sauvages. La résidence delphinale de La Mure est restée célèbre par le séjour de Marguerite de Bourgogne-Comté, mère de Guigues V. Cette Chanso a été datée des environs de 1162.

          Dans AP 70,28 Bernard parle de son bien-être qui est dépendant de Bel Vezer, et qui l'empêche d'abandonner les chansons à cause des médisants.

          La deuxième tornada de AP 70,41 nous confirme que Bel Vezer et la dame aimée par Bernard sont bien deux personnes différentes:

T2:

Sol Deus midons e mo Bel Vezer sal              Pourvu que Dieu sauvegarde ma dame et mon Beau-Voir

Tot ai can vuoill qu'eu no deman ren al       J'ai tout ce que je veux et ne demande rien d'autre

          AP 70,29 nous apprend qu'un lien relie Bel Vezer et Mos Alvergnatz:

T1:

Enaissi fos pres com eu sui               Fût-il épris ainsi que je le suis

Mos Alvergnatz e foram dui             Mon-Auvergnat nous serions deux

Que plus no . s pogues estraire         Car il ne pourrait plus se séparer

D'En Bel Vezer de Belcaire                De sire Beau-Voir de Belcaire

Nous découvrons que Bel Vezer de Belcaire a un lien avec sire Alvergnatz, mais il n'est pas d'ordre amoureux; vu le contexte il serait plutôt d'ordre marital.

          AP 70,12 nous révèle même que Mos Alvergnatz est seigneur de Beaucaire en Provence:

Cobla VI:

En Proensa tramet jois e salutz                   En Provence je transmets Joys et saluts

E mais de bes c'om no lor sap retraire      Et plus de bien qu'on ne leur sache dire

E fatz esfortz miracles e vertutz                  Et je fais efforts miracles et vertus

Car eu lor man de so don non ai gaire       Car je leur envoie ce dont je n'ai guère

Quan non ai joi mas tan can m'en adutz    Quand moi-même je n'ai pas de Joy sinon celui que m'apporte

Mos Bels Vezers e'N Fachura sos drutz      Mon Beau-Voir et sire Enchanteur son confident         

E'N Alvergnatz lo seigner de Belcaire         Et sire Auvergnat le seigneur de Belcaire

          Dans AP 70,16 Bernard utilise la formule juridique que les vassaux répétaient pour prêter serment de fidélité à leur seigneur:

"...Fe qu'eu dei à l'Alvergnatz                        ...Par la foi que je dois à l'Auvergnat

     Tot o fi per bona fe..."                                Tout cela je le fis de bonne foi...

Beaucaire 1

illustration : château de Beaucaire dans le département du Gard © SHAV

Beaucaire, capitale de la terre d'Argence, appartenait alors aux comtes de Toulouse et de Saint-Gilles, marquis de Provence. Nous avons daté AP 70,12 de l'année 1170 et AP 70,29 de ca 1167. Vers 1170, le comté de Toulouse comptait plusieurs individus, qui pouvaient être appelés "comte de Toulouse," ou bien "seigneur de Beaucaire":

-- Raymond V (*1134 - +1194), séparé en 1165 de Constance, la soeur du roi Louis VII, et remarié en 1166 à Richilde de Pologne; appelé "Castiat" par Peire Vidal ;

-- Alphonse (*ca 1135), son frère, associé sous leur minorité au gouvernement du comté, avant d'être chargé de la direction du Dauphiné entre 1162 et 1177;

-- Raymond VI (*1156 - +1222), fils aîné de Raymond V, marié dès 1172 à Ermessinde de Pelet d'Alès, comtesse de Melgueil; appelé "Audiart" par Raimon de Miraval;

-- Albéric Taillefer (*ca 1157 - +ca 1183), marié dès 1163 à l'héritière du delphinat du Viennois, Beatrix (*ca 1157 - + 1228), comtesse d'Albon et du Grésivaudan, Dauphine du Viennois depuis le 29 juillet 1162, jour du décès de son père Guigues V, à Vizille.

Il paraît que le couple Albéric Taillefer et Biatrix d'Albon correspond bien à Mos Alvergnatz seigneur de Belcaire, et à Bel Vezer de Belcaire et de la Mure. Nous pourrions même relever une sorte de jeu de mots avec "Alvergnatz", sachant qu'en occitan toulousain la lettre "v" se prononce "b", parce que "Albergnatz" et "Alberic" montrent quelques ressemblances, "ric" signifiant "riche" (comme un Auvergnat). L'homme du Moyen-Age adorait ce genre de jeu et de symbolique. Guigues V (*ca 1125 - 1162), Dauphin du Viennois (1142 - 1162), a passé son temps à guerroyer contre le comte de Savoie, ennemi héréditaire. Le 13 janvier 1155, il reconnaît à Rivoli près de Turin, la suzeraineté de l'empereur romain germanique Frédéric Ier, dit Barberousse, qui en échange, lui confirme la possession des terres que les précédents comtes d'Albon avaient acquis de manière litigieuse, et toutes les terres du Delphinat sont considérées comme Terre d'Empire. Par acte passé en 1155, Guigues V devient Comte de Viennois en vertu de la cession que lui fait Berthold IV, duc de Zeringen, de tous les droits que ses ancêtres avaient possédés dans la ville de Vienne (près de Lyon). Toujours en 1155 il épouse Beatrix de Montferrat (*1142 - +1228), fille de Guglielmo V marquis de Montferrat et de Judith de Babenberg. Guigues V meurt à Vizille près de Grenoble le 29 juillet 1162, sans héritier mâle. Sa veuve se remarie rapidement avec Enrico del Caretto "Il Guercio", marquis de Finale, Noli, Roccaverano et Quiliano (*ca 1115 - +1184). Enrico Ier est le frère de Manfredo I del Vasto, marquis de Saluces (Saluzzo), et l'oncle maternel d'Alaïs vicomtesse de Ventadour. L'héritière du Dauphiné, Biatrix, n'est qu'une enfant. Son domaine est aussitôt pris en charge par Raymond V comte de Toulouse et marquis de Provence, lequel en confie la direction à son frère cadet Alphonse, en attendant de marier la jeune héritière à Albéric Taillefer, fils cadet mineur de Raymond V. Ce dernier se rend à Saint-Gilles où il accorde, le 1er août 1163, une exception de péage dans toutes ses terres à l'abbaye de Fontfroide. Vers le même temps, il écrit au roi de France Louis VII, son beau-frère, pour lui rendre compte de la paix qu'il a conclue avec le vicomte Raymond Trencavel:

"Dès qu'un accord amiable nous a uni avec Trencavel, et qu'un serment réciproque a rétabli parmi nous une paix éternelle, notre dessein a été de prier votre Excellence en faveur des otages de Montaigu; c'est pourquoi je vous supplie de les faire mettre en liberté et d'exhorter Trencavel par vos lettres à une fidélité inviolable. Je ferai part en même temps à votre altesse de la promesse de mariage que je viens de conclure, après avoir pris toutes les sûretés nécessaires, entre mon fils (Albéric), votre neveu, et la fille (Biatrix) du Comte Dauphin; en sorte que j'ai déjà cette princesse en mon pouvoir, avec la plus grande partie de son domaine. Comme mon agrandissement rejaillit sur la gloire de votre règne, je prie votre Excellence d'approuver ce mariage, de le protéger dans le besoin, soit par vos paroles, soit par vos actions, et d'écrire là-dessus à la comtesse, mère du Dauphin, et aux principaux du pays. Quoique le comté du feu comte Dauphin appartienne à la juridiction de l'empereur, cela ne laisse pas d'accroître votre autorité et de lui ouvrir une porte pour l'étendre."

          Pendant la minorité du jeune couple, Raymond V confie le gouvernement du Dauphiné à Alphonse de Toulouse, son frère cadet, qui aura à soutenir contre Humbert comte de Savoie, une longue guerre.

(c.f.: Dom Claude Devic et Dom Joseph Vaissète, Histoire Générale du Languedoc, tome III, page 840, éditions Edouard Privat, Toulouse 1872)

Ainsi Raymond V met la main sur le Dauphiné dès la mort du Dauphin en 1162. Nous pensons donc qu'il faut reconnaître Albéric Taillefer dans le seignal Mos Alvergnatz et Biatrix d'Albon dans le seignal  de Bel Vezer. Pour ces deux enfants, l'obstacle qui les empêche de s'aimer serait dû à un mariage arrangé, et aussi à cause de leur jeune âge. Biatrix d'Albon (*ca1157 - +15-12-1228 à Vizille), comtesse de Vienne et d'Albon, dauphine du Viennois, comtesse de Grenoble et du Grésivaudan, aura une longue destinée. Son premier mari, Albéric de Toulouse et de Saint Gilles, disparaît avant 1179, sans laisser de trace dans les archives, et sans laisser de postérité ; Biatrix contracte un second mariage le 1erseptembre 1183 à Saint Gilles, avec Hugues III, duc de Bourgogne, mais ce dernier, qui partira à la troisième croisade, mourra en août 1192. La dauphine prendra un troisième mari en 1193, moins prestigieux, en la personne de Hugues, seigneur de Coligny-le-Neuf et sire de Revermont, lequel, à son tour, perdra la vie le 2 septembre 1205, à la bataille de Serrhai, en Asie mineure. Son héritier sera un rejeton issu de son second mariage, son fils cadet André Guigues VI (+14-3-1237). Le fils aîné du duc de Bourgogne, Eudes III (*1166 - +6-7-1218), héritera, lui, du duché de Bourgogne, mais il est issu d'un premier mariage avec Alix de Lorraine (répudiée en 1183).  

          Bel Vezer est présent aussi dans le chant PC 30,18. Ce chant, douteux et revendiqué pour d'autres troubadours, n'appartient sans doute pas à Arnaut de Mareuil, si l'on se base sur le style, la métrique et le vocabulaire. Nous n'y trouvons pas matière nouvelle en vue d'une identification de Bel Vezer.

          Par rapport à la présence du seignal Bel Vezer dans la première tornada de AP 70, 1 (chant daté de 1159), nous pensons qu'initialement elle ne faisait pas partie du chant mais que plus tard, lorsque Bernard a voulu s'introduire à la cour delphinale, il l'a alors rajoutée.

Biatrix d'Albon a été inhumée à l'abbaye des Ayes, près de Grenoble, située à Crolles, en Isère.

 

Mo Frances : seignal présent dans AP 70,10 et 16.

AP 70,16 (daté de 1174):

T1:                                                           Envoi 1:

Chansonet'ara t'en vai                       Chansonnette maintenant va-t-en

A Mo Frances l'avinen                        A Mon Français aux manières avenantes

Cui pretz enans'e meillura                 Dont le mérite augmente et s'améliore

T2:                                                            Envoi 2:

E digas li que be . m vai                      Et dis-lui que je vais bien

Que de Mo Conort aten                       Que de Ma Consolation j'attends

Enquera bon'aventura                        Encore la bonne fortune

AP 70,10 (daté de 1169):

Tornada:                                                              Envoi:

Messatger vai e porta me corren                   Messager va et porte en courant

Ma chanso lai Mo Frances part Mauren      Ma chanson là-bas à Mon-Français par delà Moirans

E digas li . m que breumen lo verai                Et dis-lui que bientôt je le verrai

Selon Bernard, Mo Frances se trouve au-delà de Moirans. Cette ville se rencontre lorsque l'on remonte le long de la rivière Isère, laquelle se jette dans le Rhône quelques temps après avoir passé la ville de Romans. En amont de Romans se trouve le pays du Royans avec au bord de la route le château de Beauvoir. Plus en amont de Moirans, l'Isère descend depuis Grenoble, située au débouché de la vallée du Grésivaudan. La localité située au-delà de Moirans, bien avant Grenoble, c'est Voreppe avec son château-fort.

Voreppe

illustration : représentation du château de Voreppe au XIIIème siècle

(dans : Eric Tasset, Châteaux Forts de l'Isère, Editions de Belledonne, Grenoble 2005)

          En 1225 le Dauphin d'Auvergne, propriétaire des châteaux et châtellenies de Voreppe et de Varacieu en Dauphiné, les vendit à Dauphin, comte d'Albon et de Vienne. Ces possessions remontaient au temps où Marquesa d'Albon, fille de Guigues IV d'Albon et de Marguerite de Bourgogne-Comté, avait épousé Guillem VII le Jeune, comte d'Auvergne. Ces châtellenies relevaient de la dot apportée pour le mariage (voir Étienne Baluze, Histoire de la Maison d'Auvergne, Tome I, Livre I, Paris 1708, page 64):

"...Cette alliance, comme M. Justel l'a très bien remarqué, semble se confirmer par un titre de l'an MCCXXV, qui est ez registres de la chambre des Comptes de Dauphiné, par lequel Dauphin Comte de Clairmont fils de Guillaume VII, vend et transporte du consentement de Guillaume son fils et de Robert son petit-fils à Dauphin Comte de Vienne et d'Albon tout le droit qu'il avait et pouvait avoir au château de Voreppe, qui est situé prez Grenoble, et à celui de Varacieu prez Saint-Marcellin en Dauphiné, et toutes les actions reeles et personneles qui lui pouvait appartenir en toute la Comté de Viennois. Ce qui fait conjoncturer, ajoute M. Justel, que ces châteaux de Voreppe et de Varacieu avaient été baillez en dot à la fille de Guigues III (lire IV), lorsqu'elle fut mariée au Comte d'Auvergne..."

          Donc, au temps de Bernard de Ventadour, la châtellenie de Voreppe dépendait du Dauphin d'Auvergne, fils mineur de feu Guillem VII, et de Marquesa d'Albon. Le seignal Mo Frances (Mon-Français), peut avoir un début d'explication si l'on se souvient que les contrées du Viennois, Savoie, Lyonnais, Forez, Dauphiné en partie, appartiennent à l'aire de la langue dite anciennement "Franco-Provençale" (Arpitan, à l'heure actuelle). A l'intérieur de cette aire se rencontre une langue intermédiaire entre le français d'oïl et l'occitan.

Marqueza d'Albon (*ca1135 - +21-7-1196), épouse vers 1150, Guillem VII, comte d'Auvergne (+ca 1169), celui-là même qui, en revenant de la seconde croisade, en 1149, trouvera sa comté occupée par son oncle Guillem VIII dit le Vieux, mais surtout, usurpateur. La querelle qui suit n'aboutira qu'en 1155, l'oncle conservant la comté d'Auvergne, et le neveu se contentant du delphinat d'Auvergne, avec le titre de comte de Montferrant, et conservant cependant, celui de comte de Clermont. La descendance de Marqueza deviendra glorieuse, en la personne du Dauphin d'Auvergne (*ca1155 - +22-3-1235 n.st.), grand mécène, troubadour lui-même, et protecteur de troubadours; de Assalida, épouse de Béraud III, seigneur de Mercoeur (+ca 1219) ; et de Belisenda,  épouse de Héracle II, vicomte de Polignac (+ca 1201). Les deux soeurs seront chantées par les troubadours, dont le célèbre Peirols. En passant par cette cour auvergnate, Bernard de Ventadour a sans doûte éveillé le gout du trobar chez le jeune Dalfi d'Auvergne.

          Le seignal Mo Frances se retrouve aussi chez Arnautz de Maruoill AP 30, 3; 13; 19; 22. Arnaut de Mareuil a courtisé Azalaïs de Burlatz (*1155 - +20-12-1199), ou de Toulouse, qui était la fille aînée de Raymond V comte de Toulouse. En 1171 elle fut mariée par son père à Roger II Trencavel (*ca 1150 - +20-3-1194), vicomte de Béziers et de Carcassonne (1167 - 1194).

AP 30, 3  

T2:                                                                        Envoi 2: 

Seigner Frances cals que sia baussatz        Seigneur Français soit trompé qui voudra

De toz bos pretz vos anatz meilloran          Vous continuez à grandir de tous les bons éloges

Per dir e far trestot faich benestan              En disant et faisant toute chose parfaite

AP 30,13  

T1 :                                                                    Envoi 1:

Chanso ves Mo Frances                                   Chanson auprès de Mon-Français

T'en vai car ab lui es                                         Va-t-en car chez lui se trouvent

Jois e bon'aventura                                           Le Joy et la bonne fortune

AP 30,19    

T2:                                                            Envoi 2:

Frances qui que . s bïais                      "Français" qui que ce soit qui se détourne

Ni de proeza . s lais                               De prouesse et qui l'abandonne

En vos es pretz e valors                        En vous se trouvent mérite et valeur

Gaugz e solatz et amors                       Joie et plaisir et amour

AP 30,22    

T2:                                                                                     Envoi 2:

Ves Mon Frances voill que . s n'an ma chansos      Vers "Mon Français" je veux qu'aille ma Chanson

Car es adrechs e gais et amoros                                Car il est droit et gai et aimable

(D'après R. C. Johnston, Les Poésies lyriques du troubadour Arnaut de Mareuil, Paris 1935, n°9; 22; n°25 et n°8).

           Nous pensons que le seignal Mo Frances correspond à Marquesa d'Albon (*ca 1135 - +21-7-1196), qui avait certainement plus d'opportunité pour séjourner à Voreppe, dans son pays de naissance, surtout à partir de 1169 quand son fils, le Dauphin d'Auvergne, encore mineur sous la protection de sa mère, et futur troubadour lui-même, succède à feu son père.

 

Fis Jois : seignal présent dans AP 70,19:

T2:                                                                                     Envoi 2:

Fis Jois ges no . us posc oblidar                                 "Pur-Joy" je ne puis guère vous oublier

Ans vos am e . us vuoill e . us teing char                  Au contraire je vous aime et vous veux et vous chéris

Car m'etz de bela compaigna                                     Car vous m'êtes d'aimable compagnie

          Dans la tenso AP 70,32 (datée de 1171), Bernard demande à Peirol pourquoi celui-ci n'a pas composé Vers ni Chanso depuis si longtemps. Peirol reprend ce thème dans son chant AP 366, 7 qu'on peut dater de la même époque, ca 1171; et il y dit qu'il n'a pas chanté pendant une longue saison:

Cobla    I:                                                                          Couplet 1:   

Car m'era de joi loingnatz                                           Parce que je m'étais éloigné de Joy

Ai estat longa sazo                                                         Je me suis abstenu durant une longue saison

De joi e de far chanso...                                                 De Joy et de faire Chanson...

Cobla III:                                                                           Couplet III: 

A cui Fis Jois es donatz                                                 Pour celui à qui "Pur-Joy" est donné

Francs e de bela faisso                                                  Elle qui est noble et de belle figure

Ab fin cor plazen e bo                                                    Avec loyal coeur agréable et bon

Taing qu'en cresca sos solatz                                      Il convient qu'en croisse son plaisir

E sabetz per que . us o moc                                          Et savez-vous pourquoi je vous raconte cela

C'us feingnetz ses tot valer                                          Parce qu'un hypocrite sans valeur

Vol aitan de joi aver                                                      Veut avoir autant de Joy

Co . l pus cortes e gardatz si s'eschai                         Que le plus courtois et regardez s'il convient

Que petit val ab ir'e meins ab jai                                Car il vaut peu quand il est chagrin et moins encore quand il est gai

Cobla    V:                                                                          Couplet V: 

Fis Jois plazens e prezatz                                              "Pur-Joy" plaisant et estimé

S'ieu per lauzengier felo                                                 Si à cause des losengiers félon

Pert ma bon'entensio                                                      Je perds ma bonne intention

Mot vos sera grans peccatz                                          Ce sera pour vous très grand péché

C'anc res tan amar non poc                                          Car jamais je ne pourrais rien aimer tant

Can vos on ai mon esper                                                Que vous en qui j'ai mon espoir

Doncx no . us fass'erguoill voler                                  Donc ne vous montrez pas arrogante

Ni lauzengiers cabals non crezatz mai                       Et ne croyez pas les médisants puissants

Que desfan so que dreichz e merces fai                      Qui défont ce que droit et miséricorde font

(D'après S. C. Aston, Peirol troubadour of Auvergne, Cambridge University Press 1953; n°14 page 89).

          D'après le contexte, Peirol courtise une dame qu'il appelle "Fis-Jois". Cela apparaît plus clairement chez Perdigon qui implore la même dame:

AP 370, 3:

Cobla V:                                                                              Couplet V:

Fis Jois honratz pois tant vos faitz grazir                 "Pur-Joy" honoré puisque vous méritez déjà tant de reconnaissance

Per amor Deu aissi doblatz l'onor                               Pour l'amour de Dieu doublez l'honneur (que vous m'avez accordé)

Que . m retenguatz per leyal preyador                      En me retenant pour votre loyal suppliant

E no vuoillatz escoutar ni auzir                                   Et ne veuillez pas prêter l'oreille

Fals lausengiers car en joi dechazer                           Aux faux calomniateurs qui s'ingénient

Poingnon totz temps tant son contrarios                  Toujours à renverser le Joy telle est leur jalousie

E vos faitz lor morir totz enveios                                 Et faites-les mourir tous d'envie

Si co l pechat esteing hom ab merce                          Comme on détruit le péché à l'aide de Merci

Esteingnetz els car per els no . m recre                      Détruisez-les (de même) car je ne renonce pas à aimer à cause d'eux

AP 370, 5:

Cobla V:                                                                              Couplet V: 

Fis-Jois dreitura . us defen                                            "Pur-Joy" droiture défend

Que cui que vejatz faillir                                                Que qui que vous voyiez faillir

Que vos no . i prendatz albir                                         Vous en portiez un jugement (défavorable)

Mas pretz e valor e sen                                                   Mais prix valeur et bon sens

Vos det Dieus que . us fetz meillor                                Vous a donné Dieu car il vous a faite la meilleure

E gensor                                                                             Et la plus noble

Dels regnatz                                                                      De bien des royaumes

Per so gardatz                                                                   Aussi devez-vous considérer

Que l'enganatz                                                                  Que l'homme trompé

Viu sals e l'autr'encolpatz                                              Vit en sûreté et c'est l'autre (le trompeur) qui encourt le blâme

(D'après H. J. Chaytor, Les chansons de Perdigon, classiques français du Moyen-Âge, Librairie Ancienne Honoré Champion Éditeur, Paris 1926; n°2 page 4 et n°5 page 14).

          La comtesse de Die, elle aussi, fait l'éloge de Fis Jois dans un chant d'allégresse AP 46, 5:

Cobla I:                                                                               Couplet I:

Fis Jois me don'alegransa                                             Pur-Joy me donne allégresse

Per qu'ieu chant plus gaiamen                                     C'est pourquoi je chante plus gaiement

E non m'o teing a pezansa                                             E je n'ai en moi nulle peine

Ni a negun pensamen                                                     Ni aucun souci

Car sai que son a mon dan                                            Car je sais qu'ils existent pour mon mal

Aital lauzengier truan                                                    Ces losengiers méprisables

E lor maldichs non m'esglaia                                       Et leur médisance ne m'effraie pas

Ans en son dos tans plus gaia                                      Au contraire j'en suis deux fois plus gaie

(D'après Oscar Schultz, Die provenzalischen Dichterinnen, Leipzig 1888,Slatkine Reprints, Genève 1975; n°4 page 19).

          Il reste encore un chant de Gaucelm Faidit, malheureusement transmis par un seul manuscrit qui ne donne peut-être pas un texte des plus parfaits, mais il peut nous intéresser pour déterminer une identification:

AP 167,10 (manuscrit unique T140):

Cobla II:                                                                              Couplet II:   

...Mas era m'esmend'e m'endertz                                  Mais maintenant me dédommage et me relève

Los maltraichz c'avia sufertz                                         Des souffrances que j'avais subies

Non ges cill que far o degra                                            Non pas celle qui devrait le faire

Mas autra que . m trais fors los decs                            Mais une autre qui me tira de mes maux

Can vic lo gran afan qui . m crec                                   Lorsqu'elle vit le grand tourment qui m'advint

Don jamais mos cors no . s mogra                                Et dont jamais je ne m'éloignerais

Si Fis Jois no fos que . m revenc...                                  Si n'était "Pur-Joy" qui me revient

Tornada:    

Don deport lieis mon vers desplec                                  D'où je me réjouis et à elle j'envoie mon Vers

Denan N'Agout de cui mogra                                          Devant sire Agout de qui je ne m'éloignerais point

Si . l jois non fos ce sai mi venc                                        Si n'était le Joy qui ici me vient

(D'après Jean Mouzat, les Poèmes de Gaucelm Faidit, A. G. Nizet Éditeur, Paris 1965, Slatkine Reprints Genève 1989; n°21 page 195).

          Entre la cobla II et la tornada il y a un parrallélisme des mots et des idées. "Sire Agout" est un grand protecteur des troubadours; il s'agit de Raimon Comtesse de died'Agout sire de Sault en Provence. Gaucelm Faidit lui adresse plusieurs chants car sa cour était somptueuse. En janvier 1204 Raimon d'Agout était déjà mort puisque son fils fait hommage à l'empereur pour ses domaines. Raimon d'Agout s'est marié vers 1170 avec Isoarda, comtesse de Die selon l'usage puisque son père était Isoart II comte de Die, attesté entre 1145 et 1165. Celui-ci eut un fils, Peire Isoart, attesté entre 1166 et 1184, qui mourut sans postérité. Mais Isoart II avait aussi deux filles: Roais, attestée en 1176, qui fut mariée avec un Uc seigneur d'Aix, et Isoarda, héritière du comté, attestée en 1184 et décédée entre 1212 et 1214 selon Jean Boutière (J. Boutière et A. H. Schutz, Biographies des Troubadours, textes provençaux des XIIIe et XIVe siècles, 2e Édition, A. G. Nizet, Paris 1973, pages 445-446). En 1184 elle confirme des donations faites par Isoart le père et par Peire Isoart le frère. Elle se met sous la protection de l'évêque de Die, Humbert, en lui rendant hommage pour toutes ses possessions. De fait, en 1189, Raimon V, comte de Toulouse, redistribue le comté de Die à Aymar comte de Valentinois. Vers 1170, cette Isoarde fut mariée au baron de Sault, Raimon d'Agout. Ils engendrèrent trois garçons: Raimon d'Agout de Trest, Bertran de Mison, et Isnart d'Entrevennes, ce dernier également troubadour.

illustration : miniature représentant la comtesse de Die - B.N.F.  f. fr. 12473 folio 126 v° d

          Le chant de Gaucelm Faidit semble faire allusion à la fois au puissant protecteur, seigneur de Sault, et à son épouse Isoarda, comtesse de Die, sous le pseudonyme de "Fis Jois". Ce ne serait pas le seul exemple où un troubadour s'adresse dans le même chant au mari et à l'épouse. Un autre exemple se rencontre dans AP 377, 1a (= PC 366, 4), du troubadour Pons de Sa Guardia (*ca 1140 - +ca 1189): ce dernier s'adresse au vicomte Pons III de Cabrera et à son épouse Marquesa d'Urgel :

Cobla I:                                                                               Couplet I:

1 Be . m cujava que no chantes oguan                         Je ne pensais pas que j'allais chanter cette année

2 Sitot m'es grieu pel dan qu'ai pres e . m peza         A cause du dommage que j'ai subi et qui m'attriste

3 Que mandamen n'ai avut e coman                           Puisque j'en ai reçu l'ordre et le commandement

4 D'On-tot-mi-platz de midons la marqueza...          D'Où-tout-me-plaît de madame la marquise...

Tornada:

En Tot-mi-plai mout vos ai en coratge                        Sire Tout-me-plaît j'ai pour vous beaucoup d'affection

Et am vos mot ses totas ochaizos                                  Et je vous aime beaucoup sans aucune réserve

Qu'apres midons res non am tant quan vos               Après ma dame je n'aime personne autant que vous

Et es ben dregz qu'ill n'aya l'avantatge                       Et il est bien juste qu'elle ait sur vous la priorité

(D'après Istvan Frank, Pons de la Guardia, troubadour catalan du XIIème siècle, dans Boletin de la Real Académia de Buenas Letras de Barcelona, Tome 22, pages 229 à 327).

          Ici, Pons nomme en toutes lettres le nom de la vicomtesse accolé derrière son seignal. Dans la tornada il utilise un seignal apparenté pour le mari. Il semble donc que , de même, nous devions confondre la trobairitz appelée la Comtessa de Dia, avec Isoarda de Dia, épouse du célèbre Raimon d'Agout et mère du troubadour Isnartz d'Entrevenas. Le seignal Fis Jois paraît être un seignal réciproque, dont la principale intéressée est cette même comtesse de Die.

 

Conort : paraît dans AP 70,16; 20; 45, entre les années 1170 et 1174.

          VodableA la cobla VI de AP 70,45 Bernard s'adresse directement à son collègue Lemozi pour lui faire part de la crise amoureuse qui l'a fait partir en exil à cause de sa dame de Ventadour. A la cobla VII nous apprenons que Bernard a un peu d'espoir à nouveau grâce à l'accueil d'une dame dont le seignal est "Mo Conort" (Ma-Consolation). La deuxième tornada est envoyée à Romieu que nous savons par ailleurs (voir la tornada de AP 70,22), qu'il vit dans la région du Viennois.Toute la Chanso AP 70,20 est consacrée à Mo Conort. Bernard a tardé pour venir la revoir. Nous apprenons que les losengiers sont responsables de son départ de la contrée de Conort. Toute la Chanso AP 70,16 est aussi consacrée à Mo Conort et fait suite à AP 70,20. La première tornada est envoyée à Mo Frances, que nous savons par AP 70,10 qu'il habite au-delà de Moirans dans le Dauphiné. Par AP 70, 5 nous savons aussi que le Viennois est la meilleure contrée du monde parce que les meilleures dames s'y trouvent et parmi elles, sa dame (certainement Mo Conort), qui est la meilleure du monde.  

illustration : représentation du château de Vodable près d'Issoire, d'après le "Registre d'Armes" de Guillaume Revel, vers 1450, B.N.F.  f. fr. 22297 folio 54.

          Donc, Mo Conort est sans aucun doute une dame du Dauphiné. Bernard de Ventadour a fait plusieurs fois le voyage entre Ventadour et le Dauphiné. Nous savons, grâce à nos investigations, qu'il a fréquenté la cour delphinale à La Mure (en été), et Voreppe, plus bas dans la vallée. Grenoble, capitale du Delphinat, se situe entre ces deux lieux. Sur l'itinéraire de Bernard se trouvaient la châtellenie de Vodable, capitale du Delphinat d'Auvergne (dont Marquesa d'Albon était la souveraine), puis le passage obligé au lieu sacré du Puy-en-Velay, près duquel vivaient deux fameux troubadours ou futurs troubadours : Guillem de Saint Didier, et Pons de Chapteuil. A la sortie du Massif-Central Bernard croisait la vallée du Rhône, qu'il devait traverser. Il avait la possibilité de se rendre au palais d'Albon, sur les hauteurs qui dominent le Rhône,  pour visiter la famille du Dauphin du Viennois; sinon au confluentAlbon 2 du Rhône et de l'Isère, Bernard remontait la vallée de L'Isère qui, après une grande courbe arrive à Grenoble. Comme notre ami Denis Faugeras l'a souligné dans son ouvrage "Ventadorn lo Chastel" (Éditions de la Société des Amis de Ventadour, Égletons 2002), les artères vitales pour la circulation et la communication étaient représentées par les rivières et leurs vallées. Donc Bernard remontait la vallée de l'Isère, passait la ville de Romans puis, en continuant sa route, rencontrait sur la rive gauche de l'Isère, les domaines du prince du Royans dont le principal château dominant l'Isère était Beauvoir (Bel Vezer en occitan). Plus loin dans cette vallée, Bernard passait Moirans et Voreppe, avant d'atteindre Grenoble. Ensuite en poursuivant vers le sud, il quittait la vallée de l'Isère (et du Grésivaudan), et pouvait choisir entre deux vallées: celle qui amenait à la résidence delphinale de Vizille, ou bien celle qui montait vers l'autre résidence delphinale à La Mure.

       illustration : Albon, tour sur motte et ruines du palais des comtes d'Albon dans la Drôme © SHAV

          Nous constatons que Bernard, déjà, fréquentait la famille du Dauphin, soit par Biatritz l'héritière, soit par sa tante Marquesa, dauphine d'Auvergne par alliance. En restant dans cette famille, nous savons qu'une tante de Guigues V du Viennois, Guigonne d'Albon (*ca 1090 - +23-10-1150),  avait épousé Raynaut prince du Royans. À l'époque de Bernard de Ventadour, le prince du Royans s'appelait François (Frances en occitan), dont la fille, seule héritière (*ca 1135), s'appelait Raimonda. Elle fut mariée à Raimon Bérenger seigneur de Morges dans le Dauphiné. Le couple fit souche d'au moins sept enfants. Leur fils Raimon Bérenger, en 1251, échangera son château de Beauvoir avec le dauphin du Viennois Guigues VII. La principauté du Royans était le passage obligé de Bernard. Biatritz du Viennois et Raymonda du Royans étaient petites-cousines et voisines. Nous émettons l'hypothèse fort probable d'un lien assez fort entre ces deux personnes. D'autant plus que la mère de l'enfant Biatritz partira très tôt du Delphinat, pour fonder une autre famille dans le Piémont italien. Biatritz restait sous la tutelle des comtes de Toulouse, mais l'éducation a peut-être été réalisée dans sa famille. Nous noterons les curieuses analogies avec les noms propres du château de Beauvoir (Bel Vezer) et du prince du Royans, François (Frances).

Beauvoir 1

Ruines du château de Beauvoir en Royans en Isère © SHAV

          Plus tard en 1202, Gaucelms Faiditz pouvait écrire dans AP 167, 6:

Cobla VI:                                                                       Couplet VI:

 Chansos vai t'en dreich per Monmelian               Chanson va-t'en droit par Montmélian

 En Montferrat e di m'al pro Marques                   En Montferrat et dis-moi au preux Marquis

 Qu'en breu veirai lui e . l comte de Bles                Que sans tarder je le verrai lui et le comte de Blois

 Car tuit lor faich son de bela semblansa              Car tous leurs actes sont de belle apparence

 E diguas li . m leialmen ses doptansa                   Et dis-lui loyalement sans crainte

 Que Mos Conortz mi reten sai tan gen                 Que Ma-Consolation me retient ici tellement gentiment

 Per qu'ieu estau que no . ls vei plus soven           Que c'est pour cela que j'y reste et que je ne le vois pas plus souvent

(D'après Jean Mouzat, opuscule cité, Chant n°63 page 517).

          A la cobla II, Gaucelm nous informe qu'il n'a pas revu sa dame depuis un certain temps. Avec l'aide d'Amour, Gaucelm espère pouvoir aller vers sa dame en toute confiance (Cobla III). Puis Gaucelm nous apprend qu'il est allé en Hongrie et en France (c'est-à-dire en Île-de-France). Son désir ne changerait pas, même si on lui donnait dame Constance d'Aragon qui venait d'être envoyée en Hongrie pour en épouser le roi, en 1198 (Cobla IV). À la cobla VI Gaucelm envoie sa Chanso en passant par Montmélian en Savoie, jusqu'au Marquisat de Montferrat, au preux Marquis, qui était alors Boniface Ier (1192-1207). Gaucelm lui promet de le voir bientôt, à lui et au comte de Blois, malgré Mos Conortz qui le retient ici. Louis comte de Blois, est né en 1171 et a succédé à son père Thibaut V de Blois, mort à Acre en 1191. Le 28 novembre 1199 il s'était croisé parmi d'autres, au cours d'un tournoi à Écry-sur-Aisne en Champagne (Asfeld-la-Ville, dans les Ardennes, près de Rethel, aujourd'hui). Après la mort par maladie le 24 mai 1201 de Thibaut III, comte de Champagne et chef de la croisade, les grands barons élisent à Soissons Boniface marquis de Montferrat, pour les diriger (septembre 1201, avant le 14). Les croisés commencèrent à se diriger vers Venise pour l'embarquement, seulement à partir de la Pentecôte 1202 (2 juin). Boniface arriva à Venise le 15 août 1202. La flotte mit les voiles seulement le 1er octobre 1202 (Edmond Faral, Villehardouin, La Conquête de Constantinople, Tome Ier (1199-1203), Les Belles Lettres, Paris 1961). Montmélian, au sud-est de Chambéry, se trouvait sur la route qui passait par la vallée de la Maurienne, puis par la montée vers le Mont-Cenis et puis la descente vers Suse et la Lombardie jusqu'au Montferrat en passant par Chivasso. Donc, quand Gaucelm dit qu'il reste avec Conort ici, cela signifie en deçà de Montmélian; la principauté du Royans convient très bien. Conortz a protégé Gaucelm Faidit trente ans après avoir séduit Bernard de Ventadour. En 1202, Conort commençait à être âgée, environ 67 ans s'il s'agit bien de Raymonde princesse du Royans.  

          Il existe certainement une autre allusion à Mos Conortz, dans AP 404, 2:

Tornada:                                                                        Envoi:

A ma domna fai la razon entendre                          À ma dame fais entendre ma parole

Chansoneta e pois vai e non len                               Chansonnette et puis va et non lentement

A Mon Desir que pens de Mon Conort                    À Mon-Désir qu'il pense à Ma-Consolation

Tot enaissi com sap que . l taing a far                    Comme il sait qu'il lui convient de le faire

. ls compaignos sapchas me saludar                   Et que tu saches saluer les compagnons de ma part

(D'après Hilding Kjellman, Le Troubadour Raimon-Jordan vicomte de Saint-Antonin, Uppsala et Paris 1922, Chant n° X page 101). 

La dame de Raimon Jordan est Bon Esper (Bon-Espoir), celle des trois (soeurs de Turenne: Comtors, Hélis et Maria), qui a le plus de mérite: Élis de Turenne, épouse de Bernart de Casnac et Montfort (Département de la Dordogne). Pour Raimon Jordan, Mon Desir est Gaucelm Faidit (c. f. plus haut S. Stronski dans Folquet de Marseille): cela nous renvoie au chant de Gaucelm Faidit AP 167, 6 de la même époque.               

          En conclusion, nous pensons que le seignal Mo Conort désigne vraisemblablement Raimonda, née vers 1135, princesse du Royans et petite-cousine de Biatritz d'Albon, dauphine du Viennois. Quand au seignal Bel Vezer, il est possible que par la présence régulière de Biatritz d'Albon chez sa petite-cousine Raymonda au château de Beauvoir, il ait pu lui être suggéré à Bernard de Ventadour.

 

Doussa Res: apparaît dans AP 70,30:

Tornada:                                                                       Envoi:

Doussa Res ben enseignada                                     Hélas Douce-Créature bien instruite

Cel que . us a tan gen formada                                Que celui qui vous a formée si noblement

Me . n do cel joi qu'eu n'aten                                    Me donne ce Joy que j'attends de vous

          Dans ce chant, Doussa Res est la vicomtesse de Ventadour, Alaïs. Elle apparaît aussi chez Gaucelm Faidit AP 167,37 (Datation de ce chant: entre 1165 et 1173 et plutôt avant 1169):

T2:                                                                                    Envoi 2:

Ai Doussa Res per vos sui en cossire                       Hélas Douce-Créature par vous je suis en souci

Car ieu no . us puesc mon coratg'esclarzir            Car je ne peux vous expliquer mon coeur

Mas vostres sui e no m'en vuoill partir                  Mais vôtre suis-je et ne veux point vous quitter

Car hom de vos no pot sobre-ben dire                    Car personne ne peut dire trop de bien de vous

(D'après Jean Mouzat, op. cit., Chant n°17 page 161).

          Ce chant est antérieur à 1173, car sur les cinq tornadas qui le suivent, les deux plus anciennes sont T1 adressée à Lignaure (Raimbaut d'Orange mort en 1173), et à sire Agout mort en 1204; et T2 adressée à Doussa Res. Les trois autres tornadas sont adressées respectivement à Plus Avinens (T3), Na Maria ( de Ventadorn) (T4), et Bels Maracdes (T5) et sont plus tardives.

          L'éditeur de Folquet de Marseille n'a pas retenu comme seignal potentiel le "Doussa Res" de la tornada qui suit le chant AP 155,27 (Édition Stronski n°IV). Folquet de Marseille, ami de Bertran de Born (seignal: "Aziman"), s'adresse à Doussa Res:

T1:                                                                                    Envoi 1:

Ai Doussa Res covinens                                              Ha Douce-Créature charmante

Vensa vos humilitatz                                                   Puisse la pitié vous vaincre

Pos nuls autre jois no . m platz                                 Vu que nul autre Joy ne me plaît

Ni d'autre voler                                                            Et que d'avoir un autre désir

Non ai engieng ni saber                                             Je n'en ai l'habileté ni le savoir

T2:                                                                                   Envoi 2:

Que tans sospirs n'ai gitatz                                       Car j'en ai poussé tant de soupirs

Per que . l jorn e . l ser                                                Que jour et nuit

Pert sospiran mon poder                                          Je perds mes forces en soupirant

(D'après S. Stronski, op. cit., chant n°IV page 23).

          Peut-on reconnaître Alaïs de Montpellier sous le même seignal Doussa Res? Où Bertran de Born et Folquet de Marseille se sont-ils rencontrés? Peut-être à Ventadour? D'après la chronologie établie par Stronski, Folquet s'adresse à Bertran depuis ses débuts vers 1179 jusqu'au dernier chant en 1195. S. Stronski a publié les chants authentiques de Folquet, en suivant un ordre chronologique. En examinant seulement les dix premiers chants édités, nous remarquons que les chants édités en I, III, VII, VIII, IX, et X sont adressés à N'Aziman (Bertran de Born). Ensuite  le chant III a été composé, (d'après Stronski en 1185-86), sur la demande de L'Impératrice ("l'emperairitz m'en somo..."), c'est-à-dire Eudoxie de Constantinople, épouse entre 1174 et 1187 de Guillem VIII seigneur de Montpellier. Folquet se trouve alors à la cour de Montpellier. Le chant IV (daté par Stronski 1186-87), est adressé à sa dame Doussa Res (Alaïs de Montpellier peut-être). Le V de 1187 est envoyé à Guillem VIII de Montpellier. Nous pouvons supposer que Doussa Res se trouve dans la seigneurie de Montpellier. Dans le chant VI (ca 1188), Folquet change de dame parce qu'il en a trouvé une meilleure encore. Alaïs de Montpellier, épouse de Èbles III vicomte de Ventadour (1151-1169), est repertoriée dans les cartulaires entre 1146 et 1174. Aucun nécrologe limousin ne mentionne son obit. Nous pourrions envisager qu'après 1174, son fils Èbles IV étant devenu majeur, elle aurait quitté Ventadour pour aller s'installer dans sa contrée d'origine, auprès de son neveu Guillem VIII, seigneur de Montpellier (1172-1202). Un de ses fils, Gui de Ventadour, vivait très proche, étant moine à l'importante et célèbre abbaye de Maguelone.

Voici un tableau récapitulatif sur la première décennie d'activité poétique de Folquet:

Édition   Chronologie Stronski    AP 155,          Seignals et Personnages

Sronski            Années  

      I                apr. 1179-av. 5-1181                           5     mo seignor lo bon rei d'Aragon (V);

                                                                                            Bels Azimans(T3);

                                                                                            Marsan... vas Tretz a . N Raimon Berengier (T2);                                                                                                  

     II                apr. 1180-av. 1185                            22     vas Nems...las tres domnas a cui te presen;

   III                        1185-86                                      23     l'emperairitz m'en somo;  

                                                                                               N'Aziman(T); 

   IV                        1186-av. print.87                      27      l'emperairitz (VI);  Doussa Res;

    V                 apr. print. 1187                                   8      vas Monpeslier...a don Guillem (T);

   VI                   ca 1188                                              6      

 VII                  ca 1188                                             18       N'Azimans(T2);

VIII                 ca 1189                                              14      En Tostemps (T2);            

                                                                                          N'Azimans(T2);               

    IX                     1189-90                                          1      En Tostemps (T2);            

                                                                                         N'Azimans(T2);

     X         milieu 1190                                                3     En Tostemps (T2); bon rei Richart (V); 

                                                                                         N'Azimans(T2);

 

Na Dous Esgar : seulement dans AP 70,19 (ca 1171):

T1:                                                                 Envoi 1:

Deu lau c'encara sai chantar                 Je loue Dieu que je puisse encore chanter

Mal grat n'aya Na Dous Esgar             En dépit de dame Doux-Regard

E cil a cui s'acompaigna                         Et de celui auquel elle tient compagnie

Bernard se retrouve dans le pays viennois où il aime une dame qui, depuis le début, l'accueille et lui porte secours, en le dédommageant par son amour. La dame Doux-Regard n'est pas identifiable, ni son compagnon.

 

Mon Escudier : présent seulement dans AP 70,36 (ca 1160):

T1:                                                                Envoi 1:

Mon Escudier e me                                  À Mon-Écuyer et à moi-même

Don Deus cor e talan                              Que Dieu donne coeur et désir

C'amdui n'anem truan                           De nous en aller tous les deux vagabonder

T2:                                                                Envoi 2:

E qu'el en men ab se                                Et qu'il emmène avec lui

So don a plus talan                                  Ce dont il a le plus envie

Et eu Mon Aziman                                   Et moi Mon-Aimant

          Les amours de Bernard vont bien. Mais il se plaint d'être éloigné de sa dame. En attendant, il se retrouve avec Mon-Écuyer, impossible à identifier, et avec Mon-Aimant, qui est le jeune Bertran de Born, né vers 1145, et fils du seigneur de Hautefort, Bertran le père (+ 6-7-1178). 

          Dans AP 15, 1, le comte Alberto Malaspina parle de "Mon Escudier", mais ici c'est sa dame:

T1:                                                                                   Envoi 1:

Sol Dieus mi gart Raimbaut mon Escudier          Raimbaut pourvu que Dieu me garde Mon-Écuyer

En cui ai mes mon cor e m'esperanssa                  En qui j'ai mis mon coeur et mon espérance

A mon dan get de trobar vos e'N Pier                    Je dédaigne de vous trouver vous et sire Pierre

Vis de castron magagnat larga panssa                 Visage de châtré gâché large panse

(D'après Joseph Linskill, The Poems of the Troubadour Raimbaut de Vaqueiras, Mouton and Co Publishers, The Hague 1964, The Netherlands; Chant n°4 page 108).

Dans cette Tenso avec Raimbaut de Vaqueiras, composée en 1195, le seignal ne désigne pas, sans doute, la même personne. Pour Mon-Écuyer de Bernard, peut-être faut-il y voir Huguet, qui, de la situation de page, aurait accédé au rang d'écuyer (voir l'article sur Huguet Mo Cortes Messatgers).

 

Corona : apparaît dans AP 70,23 et 35 (ca 1165 et ca 1154), et sans doute aussi en tant que "Messatger" dans AP 70, 6; 10; 18; 22; 39; 42; 44:

AP 70,35 - T1:                                                                Envoi 1:

Corona man salutz et amistatz                               Couronne j'envoie saluts et amitiés

E prec midons que m'ayut e me vailla                  Et je prie ma dame qu'elle m'aide et me soutienne

Vers 1154, Bernard se fait l'homme-lige de sa dame, mais n'ose lui demander que des regards amoureux. Le jongleur appelé Couronne est interpelé, sans doute pour transmettre le chant à sa dame.

AP 70,23 - T:                                                                 Envoi:

Lo vers mi porta Corona                                           Porte-moi le Vers Couronne

Lai a midons a Narbona                                           Là-bas à ma dame à Narbonne

Que tuich sei faich son enter                                     Car tous ses actes sont si parfaits

C'om no . n pot dire folatge                                       Qu'on n'en peut dire des sottises

Vers 1165, la dame de Bernard n'est pas à Ventadour, mais elle est partie séjourner dans la vicomté de Narbonne, gouvernée par la célèbre vicomtesse Ermengarde (*ca 1130 - + 14-10-1197). Après un premier exil en Angleterre, Bernard, en revenant à Ventadour, avait trouvé quelques moments de bonheur à Ventadour. Mais peu à peu, les relations se sont dégradées entre lui et la vicomtesse Alaïs. Dans ce chant, Bernard se sent plus ou moins trahi, mais pardonne à sa dame. Couronne est le jongleur désigné pour emporter ce nouveau chant à Alaïs. Identification impossible pour Corona

          Corona apparaît dès 1154 (AP 70,35). Vers 1165 (AP 70,23), il réapparaît. Mo Messatger à qui Garsio doit porter la Chanso, est certainement Corona. Celui-ci semble être le jongleur attitré de Bernard et il apparaît, soit sous le nom de Corona, soit sous celui du seignal Mo Messatger. Les autres personnes que Bernard charge de la transmission de ses chants, sont des jongleurs occasionnels: Fons Salada pour ses talents d'interprète auprès du roi anglais, dont la langue n'est pas l'occitan mais l'anglo-normand; Ferran, noble navarrais envoyé auprès de la reine Aliénor (Tristan). Quand à Huguet, c'est un jeune page, donc un noble, et son aide est aussi occasionnelle. En tant que noble, Huguet a droit à une certaine déférence et il est appelé Mon-Courtois-Messager.

 

De Cor : apparaît dans AP 70,22 et 27 (ca 1164 et 1159):

AP 70,27 - T:                                               Envoi:

De Cor m'a coras se vuoilla                    De-coeur m'a quand (il) elle veut

Ve . us me del chantar garnit                 Vous me voyez prêt à chanter

Pois sa fin'amors m'o assol                  Puisque son noble amour me le consent

Dans ce chant, Bernard est joyeux, parce que sa dame lui a donné de grands espoirs. Il voudrait qu'elle l'accueille dans sa chambre et lui passe les bras autour du cou. Bernard est prêt à chanter pour De-Coeur.

AP 70,22 - T2:                                                       Envoi 2:

Messatgers vai t'en via plana                           Messager va-t-en tout droit

A mon Romeu lai vas Viana                              A mon-Pèlerin là-bas vers Vienne

E diguas li qu'eu lai fora tornatz                     Et dis-lui que j'y serais revenu

Si mos De Cor m'agues salutz mandatz         Si mon De-Coeur m'avait envoyé ses saluts

Dans ce chant, Bernard se sent dédaigné par sa dame, qu'il trouve frivole. Il envoie son jongleur vers mon-Pèlerin qui vit vers Vienne en Dauphiné, et qu'il n'a pas revu puisqu'il n'a pas été invité par De-Coeur, personnage qui paraît assez important mais qui n'est pas identifié. La ville impériale de Vienne au bord du Rhône, est sur la route qui, venant du Puy-en-Velay, passe près d'Albon, siège de la comté d'Albon, et dirigée par le Dauphin  du Viennois Guigues V; lequel venait de recevoir de grands honneurs de la part de l'empereur Frédéric Barberousse, et qui venait de se marier avec une dame de la haute noblesse apparentée à l'empereur, Beatrix de Montferrat. L'hypothèse de confondre le seignal De Cor avec Guigues V ou avec Beatrix est séduisante, d'autant plus que Bernard reviendra plus tard célébrer la fille de Guigues V, Beatrix d'Albon  et son époux Albéric Taillefer de Toulouse (voir Bels Vezers et Mos Alvergnatz). Mais Guigues V était mort  le 29-7-1162 et Beatrix de Montferrat était repartie en Italie pour contracter une nouvelle union. Une autre famille de mécène de la région de Vienne est à rechercher du côté des comtes de Vienne et de Mâcon. Son dirigeant de l'époque était Géraud Ier (1155-1184), né vers 1124 et mort en 1184. Un des tout premiers trouvères existants, Guios de Provins, lui envoie une de ses chansons, R 1668 = P 84, 4 ("Mout me merveil de ma dame et de moi") :

Chançons va t'en tot droit a Masconois

A mon seignor  lo comte je li mant

Si con il est frans et preus et cortois

Qu'il gart son pris et si lo traie avant

Mais nule rien lo conte ne demant

Fors por s'amor et por ma dame chant

Qui m'a proïet de chanter en cest mois

Mais ma joië me va molt delaiant

(strophe V ).  Lorsque bien des années plus tard, Guios de Provins, ayant quitté le "monde", sera entré dans un monastère, il écrira, vers 1206-09, sa "Bible", en vers octosyllabiques à rimes plates, dans laquelle il ne manquera pas de mentionner, parmi ses plus grands bienfaiteurs, le comte Gerars de Vienne ("Et li quiens Gerars de Viainne/ Fu molt vallans bien le seit on" vers 334-335). Voir John Orr, Guiot de Provins, Oeuvres, Manchester-Paris 1915, réédition Slatkine, Genève 1974.

 

 

Mon Romieu lai vas Viana : apparaît dans AP 70,22 et 45 (ca 1164 et ca 1170).

          "Mon-Pèlerin" est à situer vers la ville de Vienne, dans le Viennois (voir De Cor et AP 70,22). 

AP 70,45 - T2:                                                     Envoi 2:

Romieu man que per m'amia                         À Pèlerin je fais savoir que pour mon amie

E per lui farai semblansa                                Et pour lui  je ferai mine

Qu'eu ai sai bon'esperansa                             D'avoir ici bonne espérance

          Quand Bernard de Ventadour part en exil au printemps 1170, il finit par se retrouver dans le pays viennois, qu'il connaît déjà et qui se trouve en terre sous domination impériale, de l'autre côté du Rhône. Assez rapidement, Bernard retrouve un peu d'espoir, grâce à une dame qu'il nomme "Consolation". Dans AP 70,45 Bernard s'adresse aussi à un collègue poète: Lemozi, pour le prendre à témoin de son exil. Il serait tentant de reconnaître en Romieu, un autre collègue troubadour. Parmi les troubadours du pays viennois, et il en existe peu, nous recensons un troubadour dont il ne nous est parvenu que deux chants sans musique, qu'il a composé vers 1176-77, autour d'un pèlerinage en Terre-Sainte qu'il avait entrepris: Peire Bremon lo Tort (Chants AP 331, 1 et 2), présent à l'assemblée de Puivert en 1170. Selon la brève vida qui lui est consacré, "Peire Bremonz lo Torz si fo uns paubres cavalliers de Vianes. E fo bons trobaire et ac honor per totz los bons homes : Pierre Brémon le Boîteux fut un pauvre chevalier du Viennois. Et il fut bon troubadour et honoré par tous les hommes de qualité (D'après jean Boutière, op. cit. page 497). Nous considérons que cette identification est plausible.

 

En Fachura son drutz : présent dans AP 70,12 (1170).

Cobla VI:                                                              Couplet VI:

En Proensa tramet jois e salutz                      En Provence je transmets Joys et saluts

E mais de bes c'om no lor sap retraire          Et plus de bien qu'on ne leur sache dire

E fatz esfortz miracles e vertutz                      Et je fais efforts miracles et vertus

Car eu lor man de so don non ai guaire        Car je leur envoie ce dont je n'ai guère

Quan non ai joi mas tan can m'en adutz      Quand moi-même je n'ai pas de Joy sinon celui que m'apporte

Mos Bels Vezers e'N Fachura sos drutz         Mon Beau-Voir et Sire-Enchanteur son confident

E'N Alvergnatz lo seigner de Belcaire           Et sire Auvergnat le seigneur de Beaucaire

          Le mot drutz peut avoir plusieurs significations: l'amant ou l'ami intime, ou bien le confident, celui qui est "au service de". Dans le cas présent, drutz a plutôt ce dernier sens. Et dans le contexte de ce chant, si Alvergnatz et Bels Vezers sont bien les jeunes époux Albéric Taillefer et Beatrix d'Albon, alors le bel-Enchanteur serait celui qui est à leur service et qui réalise leurs demandes. Il y a un jeu de mots sur "Fach", En Fachura celui qui fait "Fach" ou qui exerce la tutelle. La personne la plus en vue serait alors le tuteur du Dauphiné, Alphonse de Toulouse, frère cadet du comte Raimon V de Toulouse et marquis de Provence.

 

Reis engles e . l ducs normans : présent dans AP 70,21 et 26 (1158 et 1157).

          Le roi anglais qui possède la Normandie, la Touraine et l'Anjou et le Poitou ne peut être que Henri II Plantagenêt, second mari d'Aliénor d'Aquitaine. Né le 5 mars 1133 au Mans, Henri hérite de son père à l'âge de dix-huit ans, des comtés d'Anjou, du Maine et de Touraine. De sa mère Mathilde d'Angleterre, fille du roi Henri Ier Beauclerc (1100 - 1135), il hérite du duché de Normandie pour lequel son père, Geoffrey Plantagenêt, s'est battu contre les troupes de l'usurpateur du trône, le roi Étienne (1135 - 1154). En 1144, Geoffrey, par la force, réussit à s'imposer comme duc de Normandie. Le 18 mai 1152, Henri épouse à Poitiers, et sans trop de faste, Aliénor duchesse d'Aquitaine et comtesse de Poitiers, tout juste divorcée du roi de France Louis VII. Ce dernier n'a pas été consulté et pourrait en porter ombrage. La guerre civile (1135 - 1154) dans le royaume d'Angleterre se termine par le décès prématuré d'Eustache de Boulogne, fils du roi, puis quelques mois plus tard, le 25 octobre 1154, par la mort du roi Étienne, qui venait juste de se réconcilier avec le Plantagenêt. Ce dernier n'entend pas laisser échapper la couronne. Dès que l'état capricieux de la mer le permet, il s'embarque à Barfleur et prestement, arrive à Londres où quelques jours plus tard, le 19 décembre 1154, il se fait couronner roi d'Angleterre. Le nouveau couple royal, protecteur des chroniqueurs, écrivains et troubadours, attire Bernard de Ventadour et peut-être aussi un des premiers trouvères connus, Chrétien de Troyes.

 

Mo Cortes AP 70,31Huguet Mo Cortes Messatgers AP 70,33 : Mo Cortes et Huguet Mo Cortes Messatgers sont certainement la même personne. Depuis longtemps les commentateurs ont signalé que le prénom Huguet relevait plus de la langue d'oïl que de l'occitan. Huguet est le diminutif de Hugues et correspond à une personne jeune ou à un enfant.

Dans AP 80,31 (Éd. Gouiran, op. cit., Chant n°29), de l'année 1188 selon son éditeur:

T1:                                                                         Envoi 1:

Vai Papiol mon sirventes a drei                    Va Papiol mon sirventes tout droit

Me portaras part Crespin-el-Valei               Tu le porteras de ma part au-delà de Crépy-en-Valois

Mon Isembart en la terra artesa                   À Mon Isembart en la terre artésienne

          La mélodie de ce Sirventes est celle de R 1837 de Quenes de Béthune, lequel se confond avec Mon Isembart de la tornada. Plusieurs Sirventes de Bertran reprennent des mélodies de Quenes de Bethune (* ca 1160 - + 17-12-1220):

Bertran de Born (Contrafacta):           Quenes de Betune (Modèles mélodiques):

AP 80, 1                (ca 1188)                     R 1837 (Mout me semont Amors ke je m'envoise) (ca 1180)

AP 80, 9               (ca 1182)                      R 1137 (= R 1325) (Talent ai que je vos die)            (ca 1181)

AP 80,19              (ca 1182)                      R 1420 (Tant ai amé c'or me convient haïr)           (ca 1182)

AP 80,31             (ca 1188-89)                 R 1837 (Mout me semont Amors ke je m'envoise) (ca 1180)

AP 80,33            (ca 1182-83)                  R 1420 (Tant ai amé c'or me convient haïr)           (ca 1182)

          Or ce même Quenes de Béthune, un des plus anciens trouvères, dit dans un de ses chants, R 1314 (Bien me deüsse targier), datable de 1188, qu'il a eu comme maître, son parent Hues d'Oisy (Oisy-le-Verger, département du Pas-de-calais, canton de Marquion):

R 1314 - Envoi E1:

Or vos ai dit des barons ma samblance

Si lor an poise de ceu que je di

Si s'an praingnent a mon mastre d'Oisi

Qui m'at apris a chanter tres m'anfance

(D'après Axel Wallensköld, Les Chansons de Conon de Béthune, CFMA n°24, Librairie Honoré Champion Éditeur, Paris 1968). 

          Ce Hues (ou Hugues), seigneur d'Oisi et de Crevecoeur (1171 - 1190), fils de Simon d'Oisi et d'Ade de Meaux, châtelain de Cambrai aussi, est né vers 1145. Malgré deux mariages, il mourut le 30-8-1190 en Terre Sainte sans héritier. Ses domaines passèrent alors à Jean de Montmirail, fils de sa soeur Hildegarde (Voir Arthur Langfors, Mélanges de poésie lyrique française, V, dans Romania Tome 58, Paris 1932). En 1135 Simon d'Oisy (*ca 1115 - + 1171), succède à son père. 

          "En 1153, l'évêque de Cambrai, au retour d'un pèlerinage au tombeau de Saint Jacques de Compostelle, réunit dans un festin les princes seigneurs du pays. Simon d'Oisy, châtelain de Cambrai, Gilles son cousin et Jean de Marcoing avec ses deux fils, assistent à ce repas. Jean vient de relever sa forteresse de Marcoing , ce qui porte ombrage au susceptible Simon d'Oisy. Celui-ci demande au seigneur de Marcoing de quelle autorité il a construit ce fort qui le gêne: de l'autorité de l'évêque, lui répond-il. Cette répartie, loin de le sastifaire, l'irrite même contre le prélat. Il le rend solidaire de ce fait qu'il regarde comme un attentat à sa puissance seigneuriale et il s'emporte au point que les fils de Jean prennent parti pour leur père d'une manière très violente. La seule présence de l'évêque empêche le sang de couler. Mais Simon d'Oisy conserve dans son coeur un projet de vengeance. Le comte de Flandre Thierry d'Alsace (1128-1168), revenant d'une expédition en Normandie, Simon d'Oisy va le trouver et lui offre de le reconnaître pour son souverain en lui faisant entrevoir qu'il ne serait pas impossible que tout le Cambrésis en fasse autant. Le comte hésite à accepter cette proposition déloyale mais bientôt l'ambition le tente et il vient piller le château de Thun qui appartient à l'évêque. Par les gens d'en face fut négociée une trêve que le comte n'accorde que pour huit jours. La trêve étant expirée, l'évêque, pour se venger de Simon de la ruine de Thun va de son côté attaquer, avec ses vassaux et les troupes de la ville, le château de Noyelles qui appartient au seigneur félon. Il en est bientôt le maître et le livre aux flammes. Mais depuis le guet d'Oisy l'incendie est aperçu et Simon accourt avec les troupes du comte de Flandre. À son tour il surprend l'évêque et sa petite armée. La mêlée est tellement rude que l'évêque, blessé, est fait prisonnier. Par respect pour sa dignité, il est relâché. Sur le champ de bataille cent hommes sont tombés. Parmi les trois cents prisonniers se trouvent Jean de Marcoing et un de ses fils. L'évêque de Cambrai donne alors au comte de Flandre et à ses successeurs, la châtellenie de Cambrai dont il dépourvoit Simon et sa postérité. Par la suite l'évêque et tous ses vassaux du Cambrésis arrivent à tenir en échec le sire d'Oisy.

En 1157, le comte de Flandre Thierry d'Alsace, disposé à partir pour la Terre Sainte, demande à tous ses vassaux de se trouver le 12 mai à Arras. L'évêque de Cambrai s'en excuse, le châtelain Simon s'y refuse et rompt son hommage. Cette conduite irrite Philippe (1168-1191), fils de Thierry, qui est resté en Flandre. Il vient camper à Inchy le lundi 27 mai 1157, le pille ainsi que le château. Le lendemain, il campe à Moeuvres et met le feu à tout ce qui se trouve à droite et à gauche jusqu'à Oisy, dont une partie est brûlée, puis il licencie son armée. Il revient quelques temps après à Inchy avec beaucoup plus de monde, attaque le château qui se rend le lundi 29 juillet 1157 après neuf jours de siège. La perte de cette forteresse, l'une des meilleures qu'a Simon, lui est fort sensible. Philippe ne s'en tient pas là: au mois de mai 1158, il assemble de nouveau ses troupes, en présence desquelles il fait bâtir le château de Sauchy pour tenir en respect la garnison d'Oisy et, à la fin du mois de juillet, il repart à la tête de son armée, dévaste les terres de Simon et forme le siège d'Oisy. Il doit se retirer devant la résistance de Simon plutôt que forcé par les pluies et la trahison. Le 28 décembre 1158, Simon attaque de nouveau le château de Sauchy qu'il détruit totalement. En 1159, Philippe entreprend une nouvelle expédition. Il fait le siège du château d'Havrincourt, qu'il lève, par amitié pour Gilles de Saint-Aubert, neveu de Simon, après avoir abattu un pan de muraille. Ensuite il met le feu aux environs et, le 22 juillet, il ravage plusieurs villages, ainsi que les châteaux de Marcoing, Noyelles et de Cantin. la paix se fait cependant en 1159, par la médiation de l'évêque, qui oubliant tout ce que Simon a fait contre lui, prend à coeur ses intérêts. Il est conclu que le comte de flandre recevra en fief de l'évêque, la seigneurie d'Oisy et la châtellenie de Cambrai, qu'il les donnera ensuite à Simon pour les relever immédiatement de lui. Cet accomodement se fait au mois de juillet 1160 et rend la paix au pays pour plusieurs années." (D'après les Chroniques de Cambrai).

          Durant toutes ces années de guerres et de dangers, entre 1153 et 1159, Hues ou Hugues d'Oisy était très jeune, entre huit ans et quatorze ans, âge où habituellement les jeunes aristocrates étaient placés dans des cours amies pour l'éducation à la chevalerie, tout d'abord en étant page au service d'un seigneur, puis accédant au grade d'écuyer avant d'être promu chevalier. Huguet est un diminutif convenant bien à une personne jeune. Le jeune Hugues d'Oisy a peut-être séjourné à Ventadour, ou bien à Hautefort, en tant que page ou réfugié, faisant la connaissance du jeune Bertran de Born et du troubadour confirmé Bernard de Ventadour. Le seignal Mon Escudier qui apparaît vers 1160 dans AP 70,36, pourrait convenir au jeune Hues d'Oisy qui serait passé de page à écuyer. Seuls deux chants de Hues d'Oisy (datables de l'année 1189), ont été conservés avec leur mélodie. Ce sont: "En l'an que chevalier sont", tournoi féminin fictif; et "Maugré tous sainz et maugré Dieu aussi", serventois contre son parent Quenes de Betune qui est revenu trop tôt de la croisade.

 

Fons Salada mos drogomans : présent dans AP 70,21 (1158):

Cobla VII:                                                            Couplet VII:

Fons Salada mos drogomans                         Source-Salée mon truchement

Me siatz mo seignor al rei                               Soyez pour moi auprès de monseigneur le roi

Digatz li . m que Mos Azimans                       Dites-lui que Mon-Aimant

Mi te car eu ves lui no vau                               Me retient de sorte que vers lui je ne puis aller

Si com a Toren'e Peitau                                    Comme il a Touraine et Poitou

E Anjau e Normandia                                       Et Anjou et Normandie

Volgra car li covenria                                       J'aurais voulu cela lui siérait bien

Agues tot lo mon en poder                               Qu'il eût le monde entier en son pouvoir

          Fons Salada est le messager qui, Bernard étant retenu en Limousin auprès de Mon-Aimant (Bertran de Born), doit porter le chant au roi Henri II Plantagenêt. Concernant Fons Salada, nous connaissons un de ses homonymes qui fut troubadour. Celui-ci nous a laissé deux Chansos AP 134, 1 et 2, avec pour chacune, une tornada adressée à un roi d'Aragon, vraisemblablement Pere II (1196-1213). Il est partenaire de Bernartz de la Barta dans le Partimen AP 58, 4a (= PC 52, 4). Trois manuscrits (H29; I139v°; K125v°), ont conservé sa "vida":

"N'Elias Fonsalada si fo de Bargairac, de l'evesquat de Peiregors. Bels hom fo molt de la persona. E fo fils d'un borges que se fetz joglars, e . N Elias fo joglars atressi. No bons trobaire mas noellaire fo, e saub ben estar entre la gen."

 Sire Élias Source-Salée fut de Bergerac, de l'évêché de Périgord. Ce fut un très bel homme de sa personne. Et il était fils d'un bourgeois qui s'était fait jongleur, et sire Élias aussi fut jongleur. Il ne fut pas bon troubadour mais bon conteur, et il sut bien se comporter en société.

(D'après Jean Boutière, op. cit., chapitre XXXI page 235).

Si cette vida contient quelque vraisemblance, le contemporain de Bernard de Ventadour est le père, qui pour le moins, connaissait assez de langue d'oïl pour servir d'interprète auprès du roi anglais dont la langue maternelle était le français d'Anjou et de Normandie.

 

Alegret : présent dans AP 70, 4 (ca 1163):

T2:                                                                        Envoi 2:

Ma chanson apren a dire                               Apprends à dire ma Chanson

Alegret e tu Ferran                                          "Joyeux" et toi Ferdinand

Porta la . m a mo Tristan                                Porte-la à mon Tristan

Que sap be gabar e rire                                   Qui sait si bien rire et plaisanter

          Ici pas besoin de truchement pour amener la Chanson à Tristan, c'est-à-dire à la reine Aliénor, dont la langue maternelle était l'occitan. À cette époque encore, le poitevin était un dialecte occitanien. Pour preuve, nous citerons le roman (français) de la Rose, dit de Guillaume de Dôle (écrit en 1228), où aux vers 5208-5227 (pages 159-160), l'auteur, Jean Renart, écrit:

v.5208 "Ceste n'est pas tote chantee

               Uns chevaliers de la contree

               Dou parage de Danmartin

               Conmença cest son poitevin:

v.5212   Quant voi l'aloete moder

                De goi ses ales contre el rai

               Que s'oblie et lesse cader

               Par la douçor qu'el cor li vai

v.5216   Ensi grant envie m'est pris

               De ce que voi.......................

                Miravile est que n'is del sens

               Ne coir dont desier non fan...

(Voir Félix Lecoy: Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dôle, CFMA n°91, Librairie Honoré Champion Éditeur, Paris 1979).

                    Par "son poitevin" l'auteur comprend les deux premières coblas de AP 70,43 de Bernard de Ventadour, traduites en un français approximatif pour les lecteurs francophones du roman.

                    Alegret est un troubadour dont il nous reste trois chants: AP 17, 1; 1a (=PC 323, 1); 2. Ce dernier chant (Ara pareisson l'aubre sec), a été composé avant 1157 et s'adresse au roi de Castille Anfos VII, "seigneur de tout l'Occident". Pour seulement AP 17, 1a, un contrafactum d'oïl permet de lui restituer sa mélodie. Ce troubadour suit la mouvance du trobar clus de Marcabru. Selon l'éditeur de ses chants, pages 14-15 (Riccardo Viel, Troubadours mineurs gascons du XIIe siècle, classiques français du Moyen Age n°167, éditions Honoré Champion, Paris 2011),  Alegret pourrait être identifié avec un certain Alegret de Claverol, attesté vers 1150. Claverol est un lieu en Catalogne, au sud du Val d'Aran, dans les Pyrénées centrales. Ce village est situé dans une vallée sise à quelques kilomètres d'un autre village appelé Pobla de Segur, qui est une possible localisation pour cet endroit que le troubadour Marcoat mentionne dans son sirventes AP 294, 2 (Una re us vos dirai En Serra, puois m'escometetz de guerra, de Saint Segur que l'aiatz : Je veux vous dire une chose sire Serra, puisque vous me défiez au combat, que vous l'ayez de Saint Segur).  Alegret est seulement sollicité pour apprendre à chanter la Chanso de Bernard. C'est Ferran qui doit servir de messager.

 

Ferran : présent dans AP 70, 4 (ca 1163).

          Bernard associe dans cette Chanso, à la fois Alegret auquel il demande d'apprendre cette Chanso, et Ferdinand qui doit la porter à Tristan, c'est-à-dire à la reine Aliénor. Cette association entre Alegret, troubadour qui a des relations avec le puissant roi de Castille, qui s'intitule "Empereur de toutes les Espagnes", et Ferran, nous suggère l'identification suivante: nous avons vu précédemment que le troubadour appelé Guossalbo Roïtz (Gonsalves Ruiz de Azagra), et cité par Peire d'Alvergne à Puivert en 1170, était un noble Navarrais au service de la Castille, lequel avait accompli le voyage entre Bordeaux et la Castille, en compagnie de son frère Pedro. Ce Guossalbo avait pour frères connus: Pedro, Rodrigo, Garcia et Fernando (Ferran en occitan). Ce Fernando succèdera à son frère Pedro (mort en 1186), dans la ville d'Azagra. Il réside temporairement à la cour de Castille. Il disparaît de cette cour malgré le maintien de son frère Guossalbo. Pedro lui, était reparti en Navarre à la mort du roi Alfonso en 1157. Pedro et Fernando récupèrent l'amitié d'Alfonso VIII en présence de Sancho VI roi de Navarre, lors des négociations de 1176. À la mort de son frère Pedro, Fernando gouvernera Albarracin. En mai 1196 il assiste au couronnement de Pere II roi d'Aragon. Il meurt peu après, le 14 juin 1196. L'identité de Ferran est Fernando Ruiz de Azagra, chevalier.

 

Garsio : apparaît dans AP 70, 6 (ca 1163):

T2:                                                                         Envoi 2:

Garsio ara . m chantat                                     Garsio maintenant chante pour moi

Ma Chanso e la . m portat                               Ma Chanso et porte-la

A mo Messatger qu'i fo                                     À mon Messager qui était là-bas

Qu'e . ill quer cosseill qu'el me do                   Auquel je demande quel conseil il me donne

          Garsio semble être un jongleur dont l'identité n'est pas connue. Le jongleur de Bernard n'est pas Garsio, mais ce Messatger que Garsio doit contacter (Voir l'article sur Corona).

 

A midons a Narbona : présent dans AP 70,23 (ca 1165):

Tornada:                                                             Envoi:

Lo vers mi porta Corona                                 Porte de ma part le Vers "Couronne"                                

Lai a midons a Narbona                                 Là-bas à ma dame à Narbonne

Que tuich sei faich son enter                           Car tous ses actes sont si parfaits

C'om no . n pot dire folatge                             Qu'on n'en peut dire des sottises

          D'après le contenu de ce chant, midons est à identifier avec Alaïs de Montpellier, vicomtesse de Ventadour. Elle séjourne dans la principauté de Narbonne, auprès de la vicomtesse Ermengarde (1134 - 1192). Alaïs étant native de Montpellier, fille du seigneur Guillem VI et de Sibilla del Vasto, nous pouvons en déduire qu'elle a très certainement rendu visite à son frère Guillem VII (1147 - 1172). Nous avons daté ce chant circa 1165. C'est cette année-là qu'Alexandre III (1159 - 1181), pape en exil à Sens, près de Louis VII, prend le chemin du retour pour Rome et, comme à l'aller, revient à Maguelone pour embarquer le 10 septembre 1165. Cet évènement important pour les fidèles, a peut-être été renforcé par le fait que c'est probablement à cette occasion, qu'Alaïs a fait entrer son fils Guy, âgé d'environ sept ans, dans l'abbaye de Maguelone, située à quelques kilomètres de Montpellier.

 

L'Escola N'Eblo : dans AP 70,30 (ca 1155).

                    "L'École de sire Èbles": pour nombre de commentateurs, ce passage est associé au vicomte Èbles II (1101 - 1150), dit "Le Chanteur". Ce vicomte, dont le nom apparaît plusieurs fois dans les cartulaires de Tulle, Uzerche et Obazine ainsi qu'à quatre reprises dans la Chronique du prieur de Vigeois, est cité aussi dans plusieurs chants de troubadours.

Cercamon (AP 112, 2a), lui transmet son Plaing sur la mort du comte de Poitiers Guillem VIII (+ 9 - 4 - 1137). 

Marcabru, vers la même période, lui déclare qu'il n'adhère pas à sa conception sur l'amour (AP 293,31). 

Guiraut de Cabrera (* ca 1120 - + ca 1160), entre 1137 et 1148, dans AP 242a, 1 le cite en exemple pour ses Vers. Noter que, à côté de sire Èbles, Guiraut mentionne sire Rudel (+ 1148), Marcabru (+ ca 1160), et sire Anfos (Jourdain) (+ 1148), mais pas Bernard de Ventadour, inconnu à cette époque.

         Bien que Bernard de Ventadour soit réputé être son élève, il n'y a pas de citation directe d'Èbles II dans ses chants. Quand Bernard déclare dans la tornada de AP 70,13 (ca 1159), "Ventadour ne sera plus désormais sans chanteur/ Parce que le plus courtois et qui connaît le plus sur l'amour/ M'en a enseigné autant que je puis en apprendre", il ne pense pas à son maître Èbles II, mais à Midons, personnage masculin représentant la dame aimée Alaïs vicomtesse de Ventadour. En effet, tout ce chant respire la gloire de la dame aimée, perfection sur la terre et grâce à qui Bernard s'améliore jour après jour. L'autre citation de Bernard dans AP 70,30, apparemment adressée à Èbles II, est en réalité pour son fils Èbles III. Dans ce dernier chant, il n'est pas question de la "troba N'Eblo" comme chez Marcabru ("le Trouver de sire Ebles"), mais de "l'escola N'Eblo". Nous avons déjà souligné plus haut (voir le chapitre sur la datation des chants de Bernard), ainsi que dans notre ouvrage "Alain Pons, Ventadour et les Troubadours, S. H. A. V., Égletons 2003," pages 107-108, la relation entre ce chant et AP 63, 8 de Bernart Marti (Quan l'erb'es reverdezida). Ces deux chants ont une métrique identique et Bernart Marti fait allusion à Èbles III en séjour à sa résidence de Margerides (département Corrèze, arrondissement d'Ussel), en présence de son frère Aimes de Ventadour. À la mort d'Èbles II, son fils Èbles III a maintenu une école poétique, (de la même manière qu'avait fait Guillem VIII comte de Poitiers, fils de Guillem le Troubadour), à laquelle Bernartz de Ventadorn ne veut plus appartenir. Èbles II est probablement mort le 29 décembre 1150. L'obit qui se trouve dans le Nécrologe de l'abbaye de Tulle, doit être payé sur les redevances du lieu-dit "Ludieyra" (pour la somme de 30 sous), c'est-à-dire Ludières que J. B. Champeval (Jean Baptiste Champeval, Cartulaire des abbayes de Tulle et de Roc-Amadour, Imprimerie Roche, Brive 1903, pages 77 et 436), situe au tènement de Ludières jouxtant Tintignac près des Arènes de Tintignac (commune de Naves et canton de Tulle). Selon cet auteur ce lieu de Ludieyras a pour racine ludicra qui signifie: jeux, divertissements, choix que n'aurait pas renié Èbles II Le Chanteur.

 

Peirols : présent dans AP 70,32 (ca 1172).

                   Peirol est un troubadour auvergnat (* ca 1150 - + après 1221), originaire de Pérols (commune Prondines, arrondissement Clermont-Ferrand), chevalier des environs de Rochefort-Montagne. Il n'est pas présent à Puivert en 1170, mais seulement à Caussade en 1194, caricaturé par la cobla V de AP 305,16 du Monge de Montaudo (Moine de Montaudon). Pour cette raison, les romanistes situent sa carrière plus tardivement, et hésitent même à le reconnaître dans AP 70,32. La carrière de Peirol débute là où finit celle de Bernard de Ventadour. Peirol cite aussi la contrée de Vienne dans le Dauphiné (AP 366, 1 et 20), et il connaît aussi "Fis Jois" (AP 366, 7), qu'il courtise. Auteur d'un Partimen avec Gaucelm Faidit et de deux autres Partimens avec Dalfi d'Alvergne, dont il a courtisé les deux soeurs, Assalida et Belisenda. De Peirol nous ont été transmis 30 chants (9 Vers; 16 Chansos; 1 Sirventes; 1 Tenso fictive; 3 Partimens), dont 17 avec la mélodie notée. Grâce un contrafactum d'oïl, un 18ème chant (AP 366, 7), a pu être pourvu de sa mélodie. Par ailleurs, son Sirventes AP 366, 28 reprenant les mêmes timbres de rimes que la Chanso AP 10, 27 d'Aimeric de Péguillan, nous sommes surs que la mélodie est aussi une reprise de celle de la Chanso, ce qui porte à 19 le nombre de chants de Peirol pourvus de musique.

 

Gaucelms : présent dans AP 70,19a (ca 1172).

                   De même que Peirol, Gaucelm Faidit (* ca 1150 - + ca 1207), est présent à Caussade en 1194 où il est parodié dans la cobla VI de AP 305,16 du Moine de Montaudon. Jean Mouzat (op. cit.), a montré que la période active de Gaucelm doit être antérieure à 1170, puisqu'il mentionne "Lignaure" (Raimbaut d'Orange + 1173), dans huit de ses chants. Il n'est donc pas anormal de retrouver Gaucelm Faidit comme partenaire de Bernard de Ventadour dans une Tenso datable de 1172. Dans ses plus anciens chants, Gaucelm a aimé en vain une dame noble du Limousin, qui pourrait correspondre à la vicomtesse Alaïs, puis il est parti en Provence comme Bernard un peu plus tôt. Gaucelms Faiditz est un autre toubadour limousin important. Selon sa Vida, Gaucelm serait originaire d'Uzerche. Mais l'auteur de la Vida a trouvé ce nom dans le Sirventes parodique AP 305,16 du Monge de Montaudo qui déclare que Gaucelm reste caché entre Uzerche et Ayen, c'est-à-dire à la cour de la vicomté de Comborn (commune d'Orgnac-sur-Vézère, canton de Vigeois, département Corrèze), à une époque où le troubadour limousin chantait Guicharde de Beaujeu (+ 1221), qui venait d'arriver en Limousin pour être mariée au vicomte de Comborn Archambaut VI (ca 1187 - après 1238). En fait, Robert Joudoux (dans la revue Lemouzi n°98, Tulle avril 1986, pages 112 à 122), a trouvé aux Archives Départementales de la Corrèze, dans des documents du XVème siècle, un lieu-dit et tènement de "La Feydia", situé au Nord-Est d'Allassac, sur le chemin qui mène des hameaux de Bardoux à Vinzelas. Sur la route entre Donzenac et Allassac se trouve La Bacalerie (commune de Donzenac), site qui pourrait bien être le lieu dont serait originaire le troubadour Uc de la Bacalaria, réputé être "de Limozi, de la on fo Gaucelmz Faiditz" selon sa vida: Hugues de la Bachellerie fut du Limousin de là où était Gaucelm Faidit (voir J. Boutière, op. cit. page 218). Selon Jean Mouzat (op. cit.), Gaucelm serait un cadet de famille noble, qui dit lui-même dans le chant AP 167,36 (Cobla V, 8) qu'il a levé son enseigne (comme tout homme noble), pour partir à la Croisade: "Qu'en nom de Dieu ai levat entreseing". Gaucelms Faiditz a généralisé l'emploi du décasyllabe (que les troubadours postérieurs ont copié), et sa versification est très raffinée. Auteur de 10 Vers; 47 Chansos; 2 Partimens; 1 Plaing; 1 Rotrouenge (en langue d'oïl); partenaire d'Elias d'Uisel dans AP 136, 3; de Bernart de Ventadorn (70,19a); de Geoffrey comte de Bretagne (178, 1); d'Aimeric de Peguillan (10,28); d'Albertet de Sisteron (16,16); de Peirol (366,17); de Raimbaut de Vaqueiras (392, 1b <= PC 388, 4>); de Savary de Mauleon (432, 2); juge dans AP 119, 6 de Dalfi d'Alvergne. Gaucelm est partenaire de Geoffrey comte de Bretagne (1181 - 1186), dans le plus ancien partimen recensé (ca 1181). Sur la soixantaine de chants que nous pouvons  imputer à Gaucelm, seulement 14 mélodies nous sont parvenues, mais elles sont, avec celles de Bernartz de Ventadorn et celles de Peire Vidals, parmi les plus belles, les plus originales et les plus joyeuses ou, aussi, parmi les plus émouvantes.

 

11 - LES TROUBADOURS CIBLES DE PEIRE D'ALVERGNE DANS AP 323,11

          Ce chant, appelé Vers à la tornada, est probablement un Sirventes composé à Puivert (département de l'Aude), à une époque où la terminologie n'était pas complètement établie, au début septembre de l'année 1170 (Voir chapitre "Datation des Chants"). Il nous intéresse dans la mesure où Bernard de Ventadour y est présent avec douze de ses collègues troubadours. L'auteur, Peire d'Alvergne, a parodié des coblas produites par ces troubadours. À la première cobla, Peire donne le ton humouristique:

Cobla I:                                                                 Couplet I:

Chantarai d'aquestz trobadors                      Je chanterai de ces troubadours

Que chanton de maintas colors                      Qui chantent de maintes couleurs

. l pieier cuida dir mout gen                        Et dont le plus mauvais pense fort bien dire

Mas a chantar lor er aillors                             Mais il leur faudra chanter ailleurs

Qu'entremetre . n vei cen pastors                   Car je vois s'en mêler cent bergers

Qu'us no sap que . s mont'o . s dissen            Dont pas un ne sait s'il monte ou descend

 

          La cobla II concerne Peire Rogiers, dont il nous reste neuf chants sans la mélodie, dont 6 Vers, 2 Chansos et 1 Sirventes AP 356, 7 contre Raimbaut d'Orange qui lui répond par le Sirventes AP 389,34. Peire Rogiers a célébré dans ses chants la vicomtesse de Narbonne, la fameuse Ermengarde qui a inspiré même des vikings de passage à Narbonne.

Cobla II:                                                              Couplet II:

D'aisso mer mal Peire Rogiers                      De cela est coupable Pierre Roger

Per que n'er encolpatz premiers                    C'est pourquoi il sera accusé en premier

Car chanta d'amor a prezen                           Car il chante d'amour publiquement

E valgra li mais us sautiers                             Et il lui vaudrait mieux porter un psautier

En la glieis'oz us chandeliers                           À l'église ou bien un chandelier 

Portar ab gran chandel'arden                        Avec une grande chandelle allumée

 

          Le second troubadour parodié est Girautz de Borneil, contemporain de Gaucelm Faidit, et dont Peire d'Alvergne dresse un portrait peu flatteur:

Cobla III:                                                             Couplet III:

. l segonz Girautz de Borneill                      Et le second Giraud de Bourneil

Que sembl'oire sec al soleill                             Ressemble à une outre séchée au soleil

Ab son chantar magre dolen                           Avec son chant maigre et plaintif

Qu'es chans de vieilla portaseill                     Pareil au chant d'une vieille porteuse de seau

E si . s mirava en espeill                                   Et s'il se regardait dans un miroir

No . s prezari'un aguilen                                  Il ne se priserait pas la valeur d'un gratte-cul

          Giraud de Bourneil (* ca 1145 - + ca 1205), est un troubadour limousin, originaire des environs de Saint-Gervais, ancienne commune du département de la Haute-Vienne, rattachée depuis 1829 à la commune de Videix, canton et arrondissement de Rochechouart. Le corpus de ses oeuvres est un des plus importants concernant les troubadours: 41 Vers; 27 Chansos; 2 Sirventes; 2 Tensos; 2 Plaings; 1 Alba; 2 Pastorelas. Inventeur probable du genre Alba (Aube, pour les trouvères). Effectivement, les mélodies qui nous sont parvenues présentent un aspect plaintif et fluet. Pour le reste, Peire d'Alvergne s'est inspiré du chant AP 242,11 dans lequel Girautz de Borneill dit:

Cobla II:                                                              Couplet II:

Be . l saupra plus cobert far                           Je saurais bien le composer à mots plus couverts

Mas non a chans pretz enter                          Mais un chant n'acquiert son prix

Can tuch no n son parsoner                          Qu'en étant accessible à tous

Qui que . s n'azir me sap bo                             S'en offusque qui veuille je suis satisfait

Can auch dire per contens                               Quand j'entends réciter à plaisir

Mon sonet rauquet e clar                                 Mon air par les voix rauques et claires

E l'auch a la fon portar                                     Et que je l'entends porter à la fontaine

(D'après Adolf Kolsen, Sämtliche Lieder des Trobadors Giraut de Bornelh, Verlag von Max Niemeyer, Halle A. S. 1910, Slatkine Reprints, Genève 1976).

Giraud est l'auteur d'une Tenso avec Anfos II roi d'Aragon et d'un plaing sur la mort de Lignaure, c'est-à-dire de Raimbaut d'Orange.

 

          La cobla IV concerne Bernard de Ventadour (voir plus haut, chapitre 8 des Datations).

 

          La cobla V est consacrée à Lemozi de Brive, dont il ne reste qu'une Tenso AP 286, 1 avec pour partenaire Bernard de Ventadour.

Cobla V:                                                              Couplet V:

. l quartz de Briva . l Lemozis                     Et le quatrième de Brive le Limousin

Us joglars qu'es plus querentis                      Est le jongleur le plus quémandeur

Que sia tro qu'en Benaven                              Qui soit jusqu'à Bénévent

E semblari'us pelegris                                      Et l'on dirait un pèlerin

Malautes quan chanta . l mesquis                 Malade quand il chante le misérable

Qu'a pauc pïetatz no m'en pren                     Et pour un peu j'en prendrais pitié

          Le cartulaire de l'abbaye d'Obazine nous livre la charte 1113 (datée par erreur de 1193 pour 1198), dans laquelle "Gaucelmus Faidiz et filius ejus et G. frater ejus dederunt et concesserunt Deo et domui Obazine quicquid sui juris fuerat vel requirere poterant in pratum quod est juxta domum del Sauger......episcopo johanne".

C'est la cession par Gaucelm faidit, son fils et son frère G(uillem) à l'abbé Géraud II (1188 - 1204...), de tous leurs droits certains ou éventuels sur un pré sis à côté de la maison du Ségier, moyennant 200 sous......évêque (de Limoges) Jean (de Veyrac, 7-6-1197 - + 9-12-1218).

(c. f. Bernadette Barrière, op. cit., page 516).

          Le lieu du Ségier ("del sauger"), a été repéré sur la commune et le canton de Donzenac, arrondissement de Brive ( entre Saint-Antoine-les-Plantades et Donzenac). Il se pourrait que Lemozi de Brive se trouve aussi dans trois chartes du même cartulaire, la première datée de 1158, dans laquelle figure parmi les témoins, un "Gauberto Lemotzi", et deux autres chartes datées toutes les deux de 1178 et où se trouve parmi les témoins, un "Gauberto de Briva":

-- folio 24r°, charte n°92: année 1158. Cession par Guillem Raimon et Gaufre de Val et toute leur parenté à l'abbé Étienne (1142 - 1159), de tous leurs droits sur le "quart" du manse de Tersac et sur les anciennes vignes tenues par les Blain de Tersac, moyennant 400 sous. 

Baudran (Quercy Turenne) titre: De Baudran et hominibus de Val.

Parmi les Témoins: "Gauberto Lemotzi".

-- folio 140r°, charte n°489: année 1178. Cession par Raimon Constantin de Cazillac et ses deux frères Archambaut et Robert, à l'abbé Robert (1164 - 1188), de 3 setiers de froment de rente appartenant sur la grange de Saint-Palavy, de 4 setiers d'avoine et de 4 setiers de rente leur appartenant sur la grange de Baudran, et de 3 émines de terre sises dans la grange de Saint-Palavy, moyennant 130 sous et admission dans le bénéfice (spirituel) du monastère.

Baudran (Quercy Turenne) titre: De Sancto Palladio.

Parmi les Témoins: "Gauberto de Briva".

-- folio 142 v°, charte n°494: année 1178. Cession par Étienne de Rignac et Aymar son neveu à l'abbé Robert (1164 - 1188), du pré de Las Juncheiras avec tous leurs droits sur ce pré, ainsi que de tous leurs droits d'héritage sur les hommes d'Entraygues cultivateurs de ce pré, moyennant 420 sous et admission dans le bénéfice (spirituel) du monastère.

Saint Palavy (Quercy Turenne) titre: De Sancto Palladio.

Parmi les Témoins: "Gauberto de Briva".

Les textes originaux sont en latin. (Voir Bernadette Barrière, op. cit.).

Parmi les nombreuses Granges appartenant à l'abbaye d'Obazine, figurent:

-- La Grange de Baudran au village de la commune de Nespouls, canton de Brive, département de la Corrèze.

-- La Grange de Saint Palavy, commune de Cavagnac, canton de Vayrac, département du lot.

          Lemozi de Brive pourrait avoir pour prénom Gaubert (Jaubert).

 

          À la cobla VI, sire Guillems de Ribas:

Cobla VI:                                                             Couplet VI:

. N Guillems de Ribas lo quins                    Et sire Guillaume de Ribes le cinquième

Qu'es malvatz defors e dedins                        Est mauvais dehors et dedans

E ditz totz sos vers raucamen                         Et il dit tous ses vers d'une voix rauque

Et es be frevols sos retins                                 Si bien que son gazouillis est faible

Qu'atretan s'en fari'us chins                           Et qu'un chien en ferait autant

E l'hueill semblan de vout d'argen                Et ses yeux semblent d'une statuette d'argent

          Les manuscrits ne nous ont pas laissé d'oeuvre de Guillem de Ribas (AP 232). Martin de Riquer rapporte l'hypothèse d'un certain Guillem de Ribas, attesté en 1180 et 1182, fils de Arnau I de Ribas et de Guillerma, et frère de Arnau et Ramon. Il était seigneur des châteaux de Sant Pere de Ribas (comarca de Garraf, dans la province de Barcelone), et de Miralpeix (près de Sant Pere, de Sitges et de la mer). Voir l'anthologie en trois volumes: Martin de Riquer, Los Trobadores, Historia literaria y textos, Editorial Planeta, Barcelona 1975, page 336.

 

          À la cobla VII, Peire d'Alvergne passe en revue Grimoart Gausmar:

Cobla VII:                                                           Couplet VII:

. l seizes Grimoartz Gausmars                   Et le sixième Grimoard Gausmar

Qu'es cavalliers e fai joglars                          Est chevalier et fait le jongleur

E perda Dieu qui . l o cossen                           Que Dieu perde celui qui le lui permet

Ni . l dona vestirs vertz ni vars                      Et lui donne habits verts et bariolés

Que tals er adobatz semprars                        Car pour un adoubé à présent

Qu'enjoglaritz s'en seran cen                          Il y en aura cent devenus jongleurs

          De ce troubadour sans doute limousin (le prénom, rare, se retrouve dans cette région), il ne nous reste qu'un Vers à la versification complexe (AP 190, 1). Est-il parent avec l'abbé de Bonnaigue Gui Gasmar (après 1185/avant 1199 - 1204), dont le nom se rencontre dans cinq actes de 1199 et 1204? Ce Gasmar a succédé à l'abbé Amelius, présent seulement vers 1185 dans la charte n°13 de Bonnaigue (Voir Jean-Loup Lemaître, op. cité, chartes n°19; 29; 30; 31; 32).

 

          À la cobla VIII nous avons Peire Bremons (lo Tort), auteur de deux Chansos (AP 331, 1 et 2):

Cobla VIII:                                                          Couplet VIII:

E Peire Bermons se baisset                             Et Peire Bremon s'est abaissé

Pois que . l coms de Tolosa . l det                   Depuis que le comte de Toulouse lui offrit

Qu'anc no soanet d'avinen                              Ce que jamais il ne refusa de façon gracieuse

Per que fon cortes qui . l raubet                     Aussi son voleur fut-il courtois

E fe o mal car no . il taillet                              Et il eut tort de ne pas lui trancher

Aquo que om porta penden                             Ce que tout homme porte pendant

          Peire Bremon le Boîteux est un troubadour du pays de Vienne en Dauphiné. Nous savons par ses chants qu'il est parti au moins une fois en Terre Sainte pour effectuer son pèlerinage aux Lieux-Saints, en 1176-1177. Il était en relation avec Guglielmo Longue-Épée (+1177), un des fils de Guglielmo V marquis de Montferrat (+1191), et frère du non moins fameux Bonifazio Ier marquis de Montferrat (1192 - + 4-9-1207), et roi de Thessalonique (1204-1207). Peire Bremon est peut-être le "Romieu" à qui s'adresse Bernard de Ventadour dans AP 70,22 et 45.

 

          À la cobla IX Peire d'Alvergne parodie Bernartz de Saissac:

Cobla IX:                                                             Couplet IX:

E l'oches Bernartz de Saissac                         Et le huitième Bernard de Saissac

Qu'anc un sol bon mestier non ac                  Qui jamais n'eut un bon métier

Mas d'anar menutz dons queren                   Excepté celui d'aller mendier de menus dons

Et anc pois no l prezei un brac                      Je l'ai évalué à moins que fange

Pois a . N Bertran de Cardaillac                     Depuis qu'à Bertrand de Cardaillac

Ques un vieill mantel suzolen                          Il a quémandé un vieux manteau crasseux

          Bernard de Saissac (département de l'Aude), doit être rapproché de Bernard Martin le Peintre, troubadour actif entre 1145 et 1170, qui dit dans AP 63, 8 qu'il n'a pas eu d'autre métier que de convoiter l'amour:

Cobla II:                                                              Couplet II:

Si ai amor encobida                                         J'ai tellement convoité l'amour

E mes tot mon cossirier                                   Et j'y ai tant mis tout mon désir

Que ja no vueill a ma vida                              Que de ma vie je ne veux faire

Mon grat far autre mestier                             De mon propre gré d'autre métier

Qu'anc pus nasquey de ma maire                  Car jamais depuis ma naissance

No volgui autr'obra faire                                 Je ne voulus m'appliquer à autre chose

Ni d'autre labor no viu                                     Et je ne vis point d'autre labeur

(D'après Ernest Hoepffner, Les Poésies de Bernart Marti, CFMA n°61, Librairie ancienne Édouard Champion Éditeur, Paris 1929).

          Dans AP 63, 5 Bernard Martin dévoile son métier:

Cobla VI:                                                             Couplet VI:

Pero per conseill faria                                      Ainsi il ferait selon le conseil

La leujor                                                              La légèreté

Bernart Martin lo Pintor                                 Bernard Martin le Peintre

Que ditz e trai guirentia                                   Qui dit et témoigne

Greu er amor ses putia                                     Il est difficile qu'amour soit sans libertinage

Camjairitz                                                            Et sans tromperie

Tro que . l mons sia fenitz                                 Tant que durera le monde

(D'après E. Hoepffner, éd. cit.).

          Dans plusieurs chants Bernard Martin parle de manteau et de vêtements:

AP 63, 2

Cobla III:                                                            Couplet III:

Seill qui plus gent sap mentir                        Celui qui sait le mieux mentir

Es ben segurs de garnir                                  Est bien sûr d'être vêtu

D'escarlat'ab vert vestir                                 D'écarlate et de vert

Et esperos ab sotlar                                         Et de souliers avec éperons 

Mai lor vey deniers offrir                               Je vois qu'on leur fait plus d'offrandes

Que a negun de l'autar                                    Qu'à ceux de l'autel (les saints)

          Dans AP 63, 8 Bernart Marti espère s'abriter sous le manteau de sa dame:

Cobla V:                                                              Couplet V:

S'illa . m fai'n breu cossentida                       Si elle m'accorde bientôt

D'aquo dont ai dezirier                                   Ce que je désire

Qu'ieu la bays nud'o vestida                          Que je l'embrasse nue ou vêtue

Ja autra ricor non quier                                 Je ne demande pas d'autre richesse

Assatz val mais qu'emperaire                       Je suis bien plus riche qu'un empereur

Si desotz son mantel vayre                             Si je m'abrite sous son manteau vair

Josta son bell cors m'aiziu                              À côté de son beau corps

          Dans AP 63, 7 Bernart Marti déclare que celui qui est abandonné devrait s'efforcer de ne pas rester dans la boue:

Cobla VII:                                                           Couplet VII:

Cuy siey amic faillon del tot                           Celui qui est abandonné de ses amis

Ben seri'ops a perforsar                                  Devrait bien s'efforcer

Que non estes tostemps el lot                          De ne pas rester toujours dans la boue

Ans vis si poiria levar                                       Mais voir s'il pourrait se relever

Que per fraire ni per nebot                              Car nul ne doit se reposer

No . s deu negus hom refizar                           Sur un frère ou sur un neveu

          Dans AP 63, 6 Bernart Marti critique sévèrement son collègue Peire d'Alvergne qui s'est vanté dans AP 323,24 d'être le meilleur troubadour et que personne avant lui n'a composé un Vers parfait:

Cobla IX:                                                             Couplet IX:

Fols vanars es pagezes                                     Se vanter follement c'est le fait d'un rustre

E grans laus es pagezia                                    Et se donner de grands éloges c'est agir en paysan

E fols mentirs es bauzia                                   Et mentir follement c'est une duperie                                                    

Et hom de dir ufanes                                         L'homme qui se vante lui-même

Es plus vilas que pages                                     Est plus malappris qu'un paysan

Segon romans e clercia                                    Dans le jugement du peuple et des savants

Cobla XIII:                                                           Couplet XIII:

De far sos novells e fres                                    Composer des airs nouveaux et inédits

So es bella maestria                                           C'est une belle maîtrise

E qui bells motz lass'e lia                                  Et celui qui sait lacer et lier

De bell'art s'es entremes                                   De belles paroles exerce un bel art

Mas non cove qu'us disses                                Mais il ne convient pas que quelqu'un dise

Que de totz n'a seignoria                                  Qu'il y est supérieur à tout le monde

          Dans AP 63, 6 Bernart Marti parodie AP 323, 3 de Peire d'Alvergne:

Cobla VI:                                                              Couplet VI:

E quan canorgues si mes                                  Et quand Pierre d'Auvergne fut entré

Pey d'Alvergn'en canongia                              Comme chanoine dans un canonicat

A Dieu per que . s prometia                              Pourquoi se promettait-il "entièrement" à Dieu

Entiers que pueys si fraysses                           Pour ensuite "se briser" (rompre ses voeux)

Quar si feys fols joglares                                   Car il se transforma en fol jongleur

Per que l'entier pretz cambïa                            De sorte qu'il change son renom "entier"

(D'après E. Hoepffner, op. cit.).

AP 323, 3:

cobla VI:                                                    Couplet VI:

Ar an ses cors e . l fals ris                      Maintenant je peux m'en aller sans me presser et le rire faux

Tot aissi com l'abellis                              Peut s'accomoder comme il lui plaît

Qu'ieu mi gurp de lieis e m lais           Parce que moi je l'abandonne et je renonce

E mi no veira jamais                               Et jamais plus elle ne me verra

A partir                                                       Partir

M'ave de la terra conja                           De la terre aimable voilà pour moi ce qui convient

Si no . m fos per que s n'azir                 Si je ne l'avais pas fait par peur de la chagriner

Mes mi for'en la canonja                         J'aurais préféré me faire chanoine

(D'après Alberto del Monte, Peire d'Alvernha, Liriche, Loescher-Chiantore, Torino 1955).

          Pour les correspondances entre Bernard Martin et Bernard de Ventadour, voir plus haut au chapitre Datation des Chants (à AP 70,30). Nous attribuons à Bernard Martin de Saissac 9 Vers et 4 Chansos.

 

          À la cobla X Peire d'Alvergne s'adresse à sire Raimbaut, personnage trop fier pour un piètre résultat concernant la valeur de ses chants:

Cobla X:                                                              Couplet X:

. l noves es En Raïmbautz                           Et le neuvième est sire Raimbaut

Que . s fai de son trobar trop bautz              Qui se montre par trop fier de son trobar

Mas ieu lo torni a nïen                                     Mais moi je le réduis à néant

Qu'el non es alegres ni chautz                        Car il n'est ni allègre ni chaud

Per so pretz aitan los pipautz                         C'est pourquoi j'estime autant les joueurs de pipeaux

Que van las almornas queren                        Qui vont quémandant les aumônes

          Ce Raimbaud altier est à confondre avec le troubadour provençal Raimbautz d'Aurenga qui tensonne sous le seignal de Lignaure avec Giraut de Borneil dans AP 389,10a. Par AP 389,34 Raimbaut répond au Sirventes de Peire Rogier AP 356, 7. Raimbaud d'Omelas (* ca 1144 - + ca 10-5-1173), est seigneur d'Orange (département du Vaucluse), par sa mère Tiburge héritière d'Orange, et seigneur de Courthezon où il réside principalement. Son père, Guillem d'Omelas (* ca 1108 - + ca 7-3-1156 n. st.), est le fils cadet de Guillem V seigneur de Montpellier (+ ca 1121), et d'Ermessinde de Melgueil. Raimbaud a laissé un testament daté du 10 mai 1173. En septembre de la même année il n'est plus vivant (voir Walter T. Pattison, The Life and Works of the Toubadour Raimbaut d'Orange, The University of Minnesota Press, Minneapolis 1952). Orphelin de mère en 1150, Raimbaud hérite de la seigneurie  d'Orange et, selon les voeux maternels, il est stipulé que le seigneur Bertrand des Baux ne doit pas laisser son fils Raimbaud jusqu'à un an après qu'il soit fait chevalier. Il est possible que Raimbaud ait pu passer une partie de son enfance dans la maison de Bertrand. Après le décès de son père en 1156, Raimbaud reçoit des hommages en 1157, à Montpellier où il réside sous la protection de son cousin et gardien, Guillem VII seigneur de Montpellier (1147-1172), qui est le chef de famille du côté de son père. Raimbaud d'Orange est le cousin germain d'Alaïs de Montpellier, vicomtesse de Ventadour par son époux.

          Nous retrouvons la même formule de rimes, mais avec des mètres et des timbres de rimes différents, pour AP 70, 5 et AP 389,34; 70,45 et 389,10a; 70,43 et 389,32. Les deux troubadours semblent avoir rivalisé par leurs chants à une même période. Raimbaud est promoteur du trobar ric, avatar du trobar clus avec des mots-rimes riches et rares. Cependant Bernard de Ventadour n'a pas utilisé le seignal "Lignaure" pour Raimbaud. Ce dernier est l'auteur de 20 Vers, 1 Sirventes, 17 Chansos, 1 Tenso et une oeuvre non lyrique, qui est un Salut d'amour composé de 188 octosyllabes à rimes plates.

 

          La caricature qui suit fait allusion à Èbles de Saignes:

Cobla XI:                                                            Couplet XI:

E N'Ebles de Saigna l dezes                          Et sire Èbles de Saignes le dixième

A cui anc d'amor non venc bes                      À qui jamais ne vînt d'amour nul bien

Si tot se chanta de coinden                             Quoiqu'il chante en faisant le gracieux

Us vilanetz enflatz plages                               C'est un vilain prétentieux et chicaneur

Que dizon que per dos poges                          Dont on dit que pour deux pougeoises (monnaie du Puy)

Lai se loga e sai se ven                                     Là il se loue et ici il se vend

          Saignes, commune et chef-lieu de canton de l'arrondissement de Mauriac, dans le département du Cantal, était au XIIème siècle, chef-lieu d'une comtoirie dont la justice s'étendait sur plusieurs dizaines de villages de la Haute-Auvergne. Les comtours de Saignes étaient vassaux du seigneur de la Tour d'Auvergne. Le plus ancien comtour de Saignes connu est Odon signalé en 1187. Ce prénom est le prénom dynastique principal dès les débuts. Le prénom Èbles est porté régulièrement par des cadets de famille (Voir Docteur Louis de Ribier, Saignes, Ses comtours, ses comtes, sa bourgeoisie, 1932, Réimpression Le Livre d'histoire-Lorisse, Paris 2011). Il est vraisemblable que le troubadour actif entre 1145 et 1170 soit un de ces fils cadets. 

          Aucune oeuvre d'Èbles de Saignes ne nous est parvenue. En dehors de l'allusion présente dans le Sirventes de Peire d'Alvergne, il y a un autre troubadour, Garin le Brun, qui envoie son Vers AP 163, 1, à "N'Eblon de Saignas":

Tornada:                                                             Envoi:

Messatgier lo vers portaras                           Messager le Vers tu porteras

N'Eblon de Saignas e . l diras                        À sire Èbles de Saignes et tu lui diras

Garins Brus lo . l envia                                    Que Garin le Brun le lui envoie

          Ce Garin le Brun était seigneur de Randon (château ruiné, commune d'Estables de Randon, canton de Saint-Amans, arrondissement de Mende, département Lozère), tenu en pariage avec son frère aîné, Guillem de Randon. Garin le Brun était déjà mort en 1162, date à laquelle son frère fait donation"pro amore Dei et pro anima fratris mei Garini Bruni et in redemptione suorum peccatorum", (pour l'amour de Dieu et pour l'âme de mon frère Garin le Brun et en rédemption de ses péchés). Garin serait même déjà mort en 1156 selon Clovis Brunel, Documents linguistiques du Gévaudan, p.6, note 3. Comme le souligne François Pirot (Recherches sur les connaissances littéraires des troubadours occitans et catalans des XIIe et XIIIe siècles, dans Memorias de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, Tome XIV, Barcelona 1972), Garin ne nous a laissé que le Vers AP 163, 1 et un Enseignamen de 650 hexasyllabes à rimes plates. Il n'est pas compris dans l'énumération de Gueraut de Cabrera (ca 1140 - 1148 ). Il devait être encore jeune à l'heure de son trépas vers 1156. Son frère Guillem est attesté entre 1148 et 1176. Garin le Brun était donc actif entre 1145 et 1155, et par voie de conséquence la carrière d'Èbles de Saignes a commencé avant 1150, ce qui ferait naître celui-ci vers 1130 au plus tard. Certains auteurs ont pensé qu'Èbles de Saignes et Èbles d'Ussel étaient un seul et même personnage. Cependant Èbles d'Ussel est attesté dans une charte d'août 1233.  Il est attesté dans le cartulaire de Bonnaigue entre 1190 et 1235. Le 4 juillet 1237, à Viterbe, le pape Grégoire IX confirme les biens, possessions et privilèges de l'abbaye de Bonnaigue (charte n°54). Èbles d'Ussel y est mentionné comme fondateur du monastère. Il semblerait qu'à cette date, Èbles d'Ussel n'était plus de ce monde. Le nécrologe de l'abbaye de Bonnaigue (commune Saint-Fréjoux, arrondissement d'Ussel, département de la Corrèze), note l'obit au 6 décembre: "VIII id. Dec. Eblo de Ussello fundator" (voir Jean-Loup Lemaître, Bonnaigue, une abbaye cistercienne au pays d'Ussel, Musée du pays d'Ussel, De Boccard, Paris 1993, page 95). Le décès d'Èbles d'Ussel est sans doute arrivé le 6 décembre 1236. Il est donc peu probable que Èbles de Saignes puisse se confondre avec Èbles d'Ussel, sinon il faudrait accepter qu'il soit devenu centenaire. Èbles d'Ussel fait partie des quatre troubadours d'Ussel: Èbles, l'aîné, attesté entre 1190 et 1235; Gui, attesté entre 1195 et 1204, chanoine et principal contributeur de la fratrie au trobar; et Pierre seigneur de la Garde, attesté entre 1190 et 1218. La charte n°51 de l'abbaye de Bonnaigue concerne une donation d'Èbles d'Ussel, avec le consentement de son fils Guillem, pour le salut de son âme et de celle de ses parents. En même temps, Èbles d'Ussel a fait retirer du cimetière de l'abbaye, les corps de son père, de sa mère, de ses frères et de son fils Èbles, et les a fait inhumer dans le cloître près du chapitre. Cette charte est datée du 30 mars 1225 qui tombait le jour de Pâques. Son frère Gui est donc mort entre 1204 et 1225, et Pierre entre 1218 et 1225. Le quatrième troubadour d'Ussel était leur cousin Élias, attesté entre 1195 et 1208, co-fondateur de l'abbaye et noté au Nécrologe au 18 novembre: "XIV Cal. Dec. Helias de Ussello, fundator hujus monasterii". En fait Èbles et Élias n'étaient pas les fondateurs originels, lesquels étaient les deux frères Guillem d'Ussel (attesté 1157-1180), père du troubadour Élias (voir charte n°41), et Peire d'Ussel le Doux (attesté 1157-1179), père d'Uc et de Guillem (voir charte n°1). Ils avaient pour soeur Joana d'Ussel, mère d'Èbles, Gui, Peire et Robert (attesté entre 1199 et 1218), ce dernier étant moine depuis 1199 mais pas troubadour.

LISTE DES CHANTS DES QUATRE TROUBADOURS D'USSEL

Èbles d'Ussel: 2 Partimens avec son frère Gui (AP 129, 2 et 3).

Partenaire de son frère Gui dans le Partimen AP 194,16 et de Guillem Azemar (Aymar) dans le Partimen AP 202,13 (= PC 218, 1).

Gui d'Ussel: 1 Vers, 7 Chansos, 3 Pastorelas, 1 Cobla, et 5 Partimens avec son frère Èbles (AP 194,16), son cousin Élias d'Ussel (AP 194, 2; 17; 18), et le vicomte d'Aubusson Rainaut V (AP 194,18a).

Partenaire de son frère Èbles dans les Partimens AP 129, 2 et 3. Partenaire de son cousin Élias dans le Partimen AP 136, 1a. Partenaire de Maria vicomtesse de Ventadour dans le Partimen AP 295, 1.

Peire d'Ussel: 1 Cobla avec tornada critiquant son frère Gui pour sa Chanso AP 194,19 . Cette  Cobla AP 361, 1 en emprunte les timbres de rimes et donc la mélodie.

Élias d'Ussel: 1 Tenso avec Gaucelm Faidit (AP 136, 3 = PC 136, 3 + 167,13 + 136, 2 + 167, 3a) et 1 Partimen avec son cousin Gui (AP 136, 1a).

Partenaire de son cousin Gui d'Ussel dans les Partimens AP 194, 2; 17; 18. Partenaire d'Aimeric de Péguillan dans le Partimen AP 10,37.

(Textes, voir Jean Audiau, Les Poésies des quatre Troubadours d'Ussel, Paris 1922, Slatkine Reprints Genève 1973).

          L'identité entre Èbles de Saignes et Èbles d'Ussel avait été suggérée en partie par le fait que leurs personnalités semblent se confondre. D'après Peire d'Alvergne, Èbles de Saignes ne s'intéresse guère à l'amour dont nul bien ne lui en advient. Il se conduit en personne de bas lignage en étant prétentieux et chicaneur, et son  rapport à l'argent est la cupidité. Pour Èbles d'Ussel, si nous étudions les Partimens où il intervient en tant qu'auteur principal ou partenaire, nous constatons que ses partenaires lui font les mêmes reproches d'avarice, de manque de courtoisie, et de préférence des gains à l'amour.

Dans AP 129, 2 (texte incomplet), sur la mélodie perdue de AP 375,10 de Pons de Chapduoil, Gui l'accuse de préférer les avantages matériels (belle cape bleue avec grandes bottes rouges), à une belle amie courtoise.

Dans AP 194,16 (texte incomplet), Gui nous apprend que Èbles est endetté et il demande à Èbles de choisir entre une amie dévêtue dont il peut faire ce qu'il veut, et une énorme somme de mille marcs à condition qu'il ne revoit plus sa dame. Malgré les protestations de Èbles, Gui prétend savoir qu'Èbles préfèrerait prendre l'argent. 

Dans AP 129, 3 (texte incomplet), sur la mélodie perdue de AP 106, 5 de Cadenet, Èbles propose comme sujet de Partimen: Dans lequel tourment vaut-il mieux mourir? Soit de coucher toute une nuit avec celle dont il a de la joie, soit d'avoir été torturé pendant plusieurs heures par un bandit réputé cruel? Gui préfère mourir de sa dame. Èbles lui répond alors que la dame sent tellement mauvais qu'il la fuit. Elle a eu sept enfants trouvés dont elle a fait des valets. Èbles préfère être pendu que d'être étreint par elle.

Dans le Partimen AP 202,13 (= PC 218, 1), Guillem Azémar (Aymar) demande à Èbles de choisir quel est celui qui a le plus de souci, d'inquiétude et de tracas: l'homme très endetté qui ne peut payer ou bien l'homme qui a mis tout son coeur en amour et en une dame, mais ne réussit à faire rien qui lui plaise. À l'avance Guillem sait quelle sera la réponse d'Èbles. Effectivement Èbles pense qu'aucun mal, même celui d'amour ne peut être comparé à celui qui arrive sur le malheureux à qui les créanciers réclament: "Paye-moi! Paye!".

          Nous connaissons le nom de la mère d'Èbles d'Ussel, mais celui du père est inconnu. Ebles de Saignes (* ca 1130), et Ebles d'Ussel (* ca 1155), l'aîné de la fratrie, sont deux personnages différents aux caractéristiques identiques. Saignes et Ussel sont éloignés d'environ trente kilomètres. Nous suggérons que le cadet des comptours de Saignes ferait un bon candidat pour le mari de Joana, co-seigneure d'Ussel, d'autant plus que leur fils aîné porte le même prénom Ebles, et ils sont tous deux troubadours avec les mêmes défauts (tel père tel fils pourrait-on dire).

          L'éditeur de l'oeuvre de Guillem Azémar, chevalier du Gévaudan, se désolait de n'avoir pas trouvé trace de celui-ci dans les Archives (voir Kurt Almqvist, Poésies du Troubadour Guilhem Adémar, Uppsala 1951). D'après sa vida, Guillem Azémar aurait fini sa vie dans l'ordre de Grandmont. K. Almqvist n'a rien trouvé dans les mémoires de cet ordre religieux, mais constate que Guillem a voyagé en Limousin. Il se trouve que dans le Livre des Anniversaires de l'abbaye de Meymac se trouve l'indication suivante: "Guill. Aymars, chavaliers, layset a son anoal X sol. el priorat de Lestrada (mas de Lestrade, commune de Meymac) e lo priors deu los paiar a la St Michel e a la Totz Sanhs".

(Voir Jean-Loup Lemaître, Le Limousin monastique, Musée du pays d'Ussel, De Boccard, Paris 1992, page 224).

Et dans le Nécrologe de Meymac:

"III kal. Novemb. Ob. Guillelmus Ademari, miles, X solid." ("30 octobre obit Guillelm Azémar (Aymar), chevalier, dix sous". Ibidem p. 217). Nous ne pouvons pas certifier qu'il s'agit là du troubadour. Suivant la langue (latin ou occitan) et la région (Languedoc ou Limousin) la forme d'un même nom varie: Adémar, Azémar, Aymar. 

          En conclusion nous pensons qu'il est possible qu'Èbles de Saignes, chevalier sans titre, ait contracté une union avec Joana co-seigneure d'Ussel dont sont issus Ebles d'Ussel, seigneur d'Ussel, Gui, chanoine (de Brioude et Montferrant selon sa vida), Peire d'Ussel seigneur de la Garde, Robert d'Ussel, moine à Bonnaigue. Tous sauf Robert et Joana ont une renommée de troubadour.

          À la cobla XII Peire d'Alvergne s'attaque au troubadour hispanique Guossalbo Roïtz:

Cobla XII:                                                            Couplet XII:

E l'onzes Guossalbo Roïtz                                 Et le onzième Gonsalves Ruiz

Que . s fai de son chan trop formitz               De son chant il se montre trop satisfait

Per qu'en cavallaria . s fen                               C'est pourquoi il se targue de chevalerie

Et anc per lui non fo feritz                                Mais jamais par lui ne fut frappé

Bos colps tant ben no fo guarnitz                   Un bon coup tellement il n'était pas prêt

Si doncs no . l trobet en fugen                          Sauf si l'occasion s'est présentée en fuyant

          Pour l'identification de ce troubadour sans texte connu, se reporter au chapitre VIII : Datation du chant AP 323,11.

 

          À la cobla XIII c'est un Vieills Lombartz qui est pris à partie:

Cobla XIII:                                                          Couplet XIII:

. l dozes es us vieills Lombartz                    Et le douzième est un vieux Lombard

Que clama sos vezis coartz                              Qui traite ses voisins de lâches

Et ill eis sent del espaven                                  Alors que lui-même éprouve de l'effroi

Pero sonetz fai mout guaillartz                       Pourtant il fait des mélodies très gaillardes

Ab motz maribotz e bastartz                           Avec des paroles caustiques et fausses

E lui apel'om Cossezen                                      Et on l'appelle "le Convenable"

          Ce troubadour italien demeure sans identification. Aucun nom proposé ne convient. Certains ont proposé un troubadour Peire de la Caravana, auteur d'un Sirventes à Refrain AP 334, 1 qui avait été daté du printemps 1157. Mais en fait, ce chant est un contrafactum irrégulier du chant AP 364,45 de Peire Vidal composé vers 1185. En conséquence le Sirventes ne daterait que du printemps 1194.

Modèle AP 364,45 (ca 1185):              

6 a  6 b  6 c  6 c  6 d  6 d  6 a  6 a  6 a  6 a           7 (4, 4)   k7  1234

a = atz;  b = utz; c = enc  d = ier.

Contrafactum AP 334, 1 (print. 1194):

5' a  5 b  5' a  5 b  5' a  5 b  5 C  5 C  5 C  5 C         7  (4)      k1  123  I k7  <7, 8, 9, 10>

a = aire, endre, egna, aigna, embla, ia, egna

b =  ens,     ars,     os,        ar,       atz,   âs,  otz

C = atz

(Voir édition de AP 334, 1: Vincenzo de Bartholomaeis, Poesie provenzali storiche relative all'Italia, volume primo, Roma 1931, n°X pages 34 à 39; pour AP 364,45: Joseph Anglade, Les Poésies de Peire Vidal, CFMA n°11, Librairie ancienne Honoré Champion, Éditeur, Paris 1923; Ernest Hoepffner, Le Troubadour Peire Vidal, Sa Vie et son Oeuvre, Les Belles Lettres, Paris 1961).

 Cependant rien ne nous dit que ce troubadour fut italien. À Toulouse, une famille appelée Lombart existait à la même époque. Nous connaissons la trobairitz na Lombarda qui échange des Sirventes (AP 288, 1 et AP 54, 1) avec Bernartz Arnautz d'Armagnac (frère du comte Géraut auquel il succède de 1219 à 1226), et qui serait attestée en 1206 (voir Jean Boutière, op. cité).

 

          À la cobla XIV Peire d'Alvergne se critique lui-même:

Cobla XIV:                                                          Couplet XIV:

Peire d'Alvergne a tal votz                              Pierre d'Auvergne a telle voix

Que chanta com granoill'em potz                  Qu'il chante comme une grenouille en pot

E lauza . s mout a tota gen                              Et il se loue beaucoup devant tout le monde

Pero maïstres es de totz                                    Pourtant il est le maître de tous

Ab qu'un pauc esclarzis sos motz                   Pourvu qu'il éclaircisse un peu ses paroles

Qu'a penas nuills hom los enten                     Car c'est à peine si quelqu'un les comprend

Tornada:                                                              Envoi:

Lo vers fo faitz als enflabotz                            Le Vers fut fait au son des musettes

A Puoich-Vert tot jogan rizen                          À Puivert tout en jouant et en riant

          Peire d'Alvergne, troubadour de l'évêché de Clermont en Auvergne, est l'auteur de 17 Vers (dont 5 religieux), 3 Sirventes, et 1 Tenso avec Bernartz de Ventadorn (AP 323, 4). Il est actif entre 1155 et 1175 environ. De la liste de Bartsch et Pillet-Carstens, il faut retirer PC 323, 1 qui est du troubadour Alegret (= AP 17, 1a); PC 323, 5 qui est à rendre à Bernart Marti (= AP 63, 3a); PC 323, 6 qui est de Bernart de Venzac ( = AP 71, 1b); PC 323,20 qui appartient à Giraut de Borneil ( = AP 242,47a); PC 323,22 datable de 1213 qui est un Sirventes anonyme (= AP 461,153a), et contrafactum de AP 375,19 de Pons de Chapduoill ( mêmes timbres de rimes pour ces deux chants dont la mélodie est conservée).

          Peire d'Alvergne est le premier troubadour connu qui a composé des Vers religieux. C'est un adepte du trobar clus ou fermé. Les deux mélodies parvenues jusqu'à nous, AP 323, 4 et 15, ne sont pas des plus simples. Bien que la galerie littéraire de Peire (AP 323,11) soit appelée "Vers" dans la tornada, il apparaît que strictu sensu, ce serait plutôt un Sirventes qui aurait emprunté sa mélodie à AP 293,22 modèle aussi de la galerie littéraire du Monge de Montaudo (AP 305,16), et des Serventois religieux du trouvère Gautier de Coinci R 851 "Amours qui sait bien enchanter" et R 1644 "Las las las las par grant delit" et R 1831 "Sour cest rivage a ceste croiz", ces derniers contenus dans des manuscrits fournissant la mélodie.

           Quant à l'endroit où s'est tenue la réunion entre ces treize troubadours, plusieurs lieux ont été évoqués dont Puigverd d'Agramunt en Catalogne, et Puivert dans le département de l'Aude. Le château catalan a l'inconvénient de se trouver à l'écart de la route empruntée par le cortège princier. De plus l'itinéraire par Foix, Ax-les-Thermes et Puigcerdà fait passer les charettes par le col de Puymorens atteignant presque les deux mille mètres. Nous pensons plus probable un itinéraire passant par Foix, Lavelanet, Puivert, Quillan, Axat, Montlouis et Puigcerdà, en passant par le col de la Quillane à 1700 mètres.

 

12 - QUELLE FIN DE VIE POUR BERNARD DE VENTADOUR?  

          Que devient Bernard après 1174? Il approche de la quarantaine d'années. Aux temps médiévaux, c'est le début de la vieillesse. Conort, son grand amour, ne lui répond plus. Comment peut-il rebondir? Sa Vida est la seule source qui nous parle de la fin de vie du troubadour. Est-elle crédible? Concernant les informations sur la carrière de Bernard, nous avons vu précédemment qu'elles étaient fort sujettes à caution, ou pour le moins assez déformées par rapport à la réalité historique. L'auteur de la Vida prétend être Uc de Saint-Circ, mais il n'a certainement pas pu connaître le fils (Èbles IV, + ca 1184), de la vicomtesse de Ventadour, si c'est vraiment l'Uc de Saint-Circ troubadour connu et né vers 1190 seulement. Quant à la parenté de Bernard, les renseignements de la Vida sont tirés du sirventés parodique de Pierre d'Auvergne et n'ont donc pas de valeur. La Vida ne nomme pas la duchesse de Normandie, qui, pourtant, est la célèbre Aliénor d'Aquitaine. Mais elle ne prit ce titre qu'après son mariage et non avant. Cette union se fit avec un comte d'Anjou non encore devenu roi d'Angleterre. La Vida ne sait pas que Bernard a suivi Aliénor en Angleterre. La Vida nomme Raimon comte de Toulouse, que Bernard ne mentionne jamais, et encore moins par son prénom. Ce Raimon est sans doute Raimon V, mort en décembre 1194 à Nîmes. Le corpus des chants de Bernard ne nous amène pas au-delà de l'année 1174. Il faudrait supposer que toute l'oeuvre hypothétique de Bernard, composée entre 1174 et 1194 (soit vingt années!), ne nous serait pas parvenue. Pour finir, Bernard est censé être entré à l'abbaye de Dalon, précisément. Le renseignement est précis mais la consultation du cartulaire de Dalon ne nous renseigne pas davantage sur l'ancien troubadour. Alors, faut-il rejeter l'entrée à Dalon? Nous savons par plusieurs chartes appartenant au cartulaire de cette abbaye, que l'ancien ami de Bernard, à savoir Bertran de Born, apparaît en temps que donateur, témoin ou même, après 1195, comme moine. L'information sur Bernard serait vraie si elle concernait Bertran de Born. Si nous consultons la Vida sur Bertran, sa fin de vie est relatée de façon beaucoup moins précise: seulement comme moine dans une abbaye de l'Ordre de Cîteaux, et par deux manuscrits sur sept.

          La charte n°742 du Cartulaire de Dalon (édition Louis Grillon, Le Cartulaire de l'abbaye Notre-Dame de Dalon, Archives Départementales de la Dordogne, 2004), datée du 21 novembre 1174, concerne le vicomte Èbles IV de Ventadour, qui exempte Dalon de tout péage et autres taxes sur ses terres. L'abbé en titre est son cousin Guillem de Tignières, abbé de Dalon entre 1169 et 1175. Parmi les témoins figurent Raimon de Ventadour, chanoine de Limoges et frère du vicomte, Aimes (Aimé) de Ventadour, l'oncle paternel du vicomte, Alaïs (de Montpellier), la mère du vicomte, et Sibilla la vicomtesse son épouse. Guillem de Tignières se démet en 1175 et redevient simple moine. Il est attesté le 28 mai 1178 et le 24 novembre 1178 dans les actes de Dalon n°744 et 743. Dans la charte n°8 de l'abbaye de Bonnaigue, datable approximativement entre 1167 et 1179, Guillem de Tignières est mentionné comme archiprêtre. Nous pensons que ce Guillem pourrait être le fils de Aimé de Ventadour, frère cadet du vicomte Èbles III de Ventadour, et présents ces deux-là en 1174 à Dalon auprès du vicomte. Entre 1179 et 1185, l'abbé de Bonnaigue se trouve être un certain Bernart, témoin cité dans la charte n°585 de l'abbaye d'Obazine, en 1179, aux côtés d'un Peire d'Ussel et d'un Uc d'Ussel. Ces trois abbayes: Dalon, Obazine, Bonnaigue, appartenaient à l'Ordre de Cîteaux. En 1185, Bernart est déjà remplacé par l'abbé Amélius. Ce Bernart semblait être bien apprécié à l'abbaye d'Obazine, puisque son nom est inscrit au nécrologe de ce monastère, au 12 mars. Aimé de Ventadour, cité en 1174, était peut-être tuteur du jeune Èbles IV (né vers 1154), jusqu'en 1174. Il n'apparaît plus dans une charte de 1175 à l'abbaye d'Obazine (n° 406), laquelle charte est octroyée par ce même Èbles IV, vicomte et devenu majeur. Le rapprochement entre Èbles III vicomte, son frère cadet Aimé et Bernart de Ventadour se retrouve dans le chant AP 63, 8 de Bernartz Martis, pour autant que notre identification de "l'Entrebesquiu" avec Bernard de Ventadour soit juste (Voir plus loin au chapitre sur la structure interstrophique). De plus, Bernard de Ventadour, quoi qu'il fasse et où qu'il ait pu aller, Bernard est toujours retourné vers la vicomté de Ventadour. Nous pensons que le troubadour était assez proche de la famille des vicomtes et de celle des seigneurs d'Ussel, pour qu'il espérât s'introduire, vers 1174-75, dans une abbaye proche d'Ussel, à savoir Bonnaigue, récemment fondée par les d'Ussel, et puis qu'il en devînt l'abbé quelques années plus tard, vers 1179. Quant à sa disparition, nous constatons que l'année 1184 voit disparaître beaucoup de personnages en Limousin: Jaufré, prieur de Vigeois, Gouffiers III seigneur de Lastours (+ 9-4-1184 à Vigeois), Èbles IV vicomte de Ventadour, Èbles, chevalier, son frère cadet éponyme. Selon nous, l'abbé Bernart de Bonnaigue, ex-troubadour, se serait peut-être éteint le 12 mars 1184 au cours d'une maladie épidémique. L'année suivante, un nouvel abbé était déjà élu.

L'abbaye de Bonnaigue a été fondée par Etienne de Vielzot, à une date indéterminée, entre les abbayes d'Obazine, du Coiroux, et de la Valette. Déjà, en 1148, son premier abbé, prénommé Jean (Joan), est témoin dans la charte n°532 de l'abbaye d'Obazine. Cependant, les lieux mêmes furent accordés et validés ultérieurement par les seigneurs d'Ussel, Guillem et Peire, en 1157. Plus tard, à une autre date indéterminée dans le cours du XIIème siècle, ces deux seigneurs étant oubliés par les moines, ce sont Elias, fils de Guillem, et Ebles, fils de Johana, qui furent considérés puis inscrits dans le nécrologe de Bonnaigue, comme étant les fondateurs laïcs. Leur date de décès est mentionnée dans le nécrologe, au 18 novembre et au 6 décembre. Sans doute ont-ils procédé à d'importantes donations à l'abbaye, les faisant, de ce fait, les seuls personnages laïcs inscrits à ce nécrologe. Elias et Ebles étaient cousins et troubadours tous les deux, ainsi que deux autres frères d'Ebles, Peire et Gui, ce dernier en étant le plus important créateur pour le trobar. Ce même Gui chantera les vertus de la vicomtesse de Ventadour, Maria de Turenne, épouse de Ebles V, vicomte de Ventadour. Maria provoquera Gui dans un Partimen, vers les années 1208-1214, dont la dispute portera sur la place à accorder à la dame aimée et à son soupirant. La vicomtesse plaide pour une supériorité de la dame par rapport au suppliant, tandis que Gui, suivant l'exemple de son inspirateur, Bernard de Ventadour, s'oppose, en préconisant l'égalité de traitement entre le troubadour et sa dame. En effet, Bernard avait écrit quelques décennies auparavant :

"Mais en amour l'on n'a pas de droit seigneurial/Et celui qui le réclame courtise comme un vilain/Puisque Amour ne veut rien qui ne soit bienséant/Pauvres et riches elle les met tous au même rang/Quand l'un des amis veut tenir l'autre pour vil/Difficilement peut demeurer l'amour avec l'orgueil/Car l'orgueil déchoit et l'amour sincère triomphe" (voir AP 70, 42).

Un lien important semble relier la famille d'Ussel à Bernard de Ventadour. Il est certain que celui-ci, en tant que voisin, connaissait la famille d'Ussel, et qu'il a séjourné à leur cour et leur a donné le gout du trobar. Gui répercute les idées fondamentales que tout jeune, il a apprises de Bernard. De par ses pérégrinations vers le pays de Vienne, au-delà du Rhône, Bernard a fréquenté les cours des dauphins d'Auvergne, en passant par les châteaux de Montferrant et de Vodable, puis en séjournant au Puy-en-Velay, Bernard a connu les troubadours du Velay, tel que Guillem de Saint Didier, ainsi que Pons de Chapteuil, encore très jeune. Parmi les abbés successeurs de l'abbé Bernard de Bonnaigue, figure un certain Gui Gasmar, dont le nom évoque un autre troubadour contemporain de Bernard, Grimoart Gasmar, peut-être apparenté comme père ou oncle. Donc, l'hypothèse de Bernard moine, puis abbé à l'abbaye de Bonnaigue, paraît légitime. Rappelons-nous du cas du célèbre Folquet de Marseille, marchand et troubadour, entre 1180 et 1195,  puis devenant moine à l'abbaye du Thoronet, et enfin, étant élu évêque de Toulouse en février 1206 (n.st.), jusqu'à sa mort, le jour de Noël 1231. Bernard, lui,  pouvait compter sur la puissante famille d'Ussel pour entrer à Bonnaigue.

 

13 - LES GENRES LYRIQUES À L'ÉPOQUE DE BERNARTZ DE VENTADORN  

          Si nous étudions le corpus des 2540 chants de troubadours (320 auteurs effectifs), nous pouvons dresser le tableau suivant:

 

GENRES

LYRIQUES

ANTÉCÉDENTS

AUTRES LANGUES 

CRÉATEURS

IièreAPPARITION

DATES

INVENTEURS

IièreNOMINATION

DATES
Vers

Versus limousin (latin)  

XIième siècle (Bénédictin)

Guillems VII

comte de Poitiers

AP 183, 3

1090-1100

G. VII comte de Poitiers 

AP 183, 3 

1090-1100
Chanso

G. VII comte de Poitiers

AP 183, 6             

ca 1111

Bernartz de Ventadorn

AP 70, 33

1158
Sirventes

G. VII comte de Peitieus

AP 183, 4

1090-1100    

Guerautz de Cabrera    

AP 242a, 1

ca 1138
Tenso

Cercamons

     AP 112, 1                    

mai 1137
Partimen

Joffreys coms de Bretaigna                          AP 178, 1

(avec Gaucelms Faiditz)

1181
Torneyamen

Raimbautz de Vaqueiras

AP 392, 15

1190-1202
Plaing

Cercamons

AP 112, 2a

avril 1137

Cercamons

AP 112, 2a

avril 1137

Alba

Girautz de Borneill

AP 242, 64

ca 1165-99
Retroencha

Rotrouenge (français)

R 1548a (ca 1146)

Guillems de Bergueda

AP 210, 8

1173-80

Descort

Raimbautz de Vaqueiras

AP 392, 4

1180-1202

Raimbautz de Vaqueiras 

AP 392, 4

1190-1200
Estampida

Raimbautz de Vaqueiras

AP 392, 9

1180-1202  

Raimbautz  de Vaqueiras 

AP 392, 9

 1190-1200
Pastorela

Marcabrus 

           AP 293, 30                     

1140-50

Dansa

Guirautz d'Espaigna

AP 244

1240-50

Sestina

Arnautz Daniels

AP 29, 14 

1195-1200      

Dante Alighieri

(Toscan)

 ca 1300-1315
Vers religieux

Peire d'Alvergne

AP 323, 18

après 1170

(Sonnet) 

(lyrique à prouver)

Giacomo da Lentino

(Sicilien) ca 1230

 Paul Lanfranc

AP 317, 1

1285  

 

 

 

          Seulement six genres concernent la période active de Bernart de Ventadorn, 1150-1175: le Vers, la Chanso, le Sirventes, la Tenso, le Plaing et la Pastorela. Bernard en a employé trois. Les "Leys d'Amors" (milieu XIVième siècle), sont un traité de poésie destiné aux compétiteurs pour le concours poétique qui eût lieu la première fois à Toulouse en 1324. C'est un traité complet sur le langage occitan. Il fut rédigé en occitan par Guillem Molinier, le chancelier de cette compagnie littéraire du "Gai savoir" qui, en 1323, ouvrît un concours poétique pour l'année 1324. L'ouvrage fut définitivement rédigé en 1356. Plusieurs copies en furent tirées. Chaque compétiteur pouvait ainsi connaître les règles du trobar, selon les troubadours des anciens temps. Voici quelques définitions:

 

 

 

 

Lo Vers

          "Vers es us dictatz en romans que compren de V. coblas, a X. amb una oz am doas tornadas. Et ayssi meteysh li altre dictat podon haver una o doas tornadas. E deu tractar de sen; e per so es digz Vers, que vol dir verays; quar, veraya cauza es parlar de sen. Empero segon lati Vers se pot deshendre de verto, vertis, que vol dir girar o virar. Et en ayssi que Vers sia digz de virar, e segon aysso Vers pot tractar no solamen de sen, ans o fay ysshamen d'amors, de lauzors o de reprehensio, per donar castier. Et en ayssi Vers de virar, quar ares se vira, que tracta d'amors, o de lauzors o de reprehensio...                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       

          Vers deu aver lonc so e pauzat e noel, amb belas e melodiozas montadas e deshendudas, et amb belas plassadas e plazens pauzas... Encaras devetz saber que  cascuna tornada deu esser del compas de la meytat de la cobla derriera vas la fi..."       

 

                                                       

La Chanso

                  "Chansos es us dictatz que conte de V. a VII. coblas; e deu tractar  principalmen d'amors o de lauzors, am bels motz plazens et am graciozas razos. Quar en Chanso no deu hom pauzar deguna laia paraula, ni degu vilanal mot, ni mal pauzat, quar Chansos segon qu'es estat dig, deu tractar d'amors principalmen, o de lauzors; et hom qu'es red enamoratz no solamen en  sos faytz se deu mostrar cortes, ans o deu far ysshamens en sos digz et en son parlar. Chansos deu haver so pauzat, ayssi que Vers."

 

 Lo Sirventes

                 "Sirventes es dictatz que . s servish al may de Vers o de Chanso en doas cauzas; la una. cant al compas de las coblas, l'autra cant al so e deu hom entendre cant al compas, sos assaber que tenga lo compas solamens, ses las acordansas, oz am las acordansas d'aquelas meteyshas dictios, o d'autras semblans ad aquelas per acordansa. E deu tractar de reprehensio, o de maldig general, per castiar los fols e los malvatz; o pot tractar qui . s vol del fag d'alcuna guerra."

Sirventes es dictatz que play

E servish se leumen que may

De vers o dalcuna chanso

Cant a las coblas et al so

 

 La Tenso

                  "Tensos es contrastz o debatz en lo qual cascus mante e razona alcun dig o alcun fag. Et aquest dictatz alcunas vetz procezih per novas rimadas et adonx pot aver XX. o trenta coblas o may; et alcunas vetz per coblas, et aquest conte de VI. coblas a X. am doas tornadas, en lasquals devo jutge eligir loquals difinisca lor plag e lor tenso...  

...Encaras dizem que non es de necessitat ques haia so. Empero en aquel cas, que . s faria al compas de Vers, o de Chanso, o d'autre dictat qu'aver deia so, se pot cantar en aquel vielh so... 

...Diferensa pot hom pero vezer entre tenso e Partimen. Quar en Tenso, cascus razona son propri fag, coma en plag, mas en Partimen, razona hom l'autra e l'autru questio. Jaciaysso que soen pauza hom Partimen per Tenso, e Tenso per Partimen et aysso per abuzio." 

 

 

Lo Plaing

          "Plaing es us dictatz qu'om fay per gran desplazer e per gran dol qu'om ha del perdemen o de la adversitat de la cauza qu'om planh. E dizem generalmen de la cauza qu'om planh, quar en ayssi quo hom fa plaing d'ome o de femna, ayssi meteysh pot hom far Plaing d'autra cauza, coma si una vila oz una ciutatz era destruida e dissipada per guerra o per autra maniera. Et es del compas de Vers cant a las coblas; quar pot haver de V. a X. coblas. E deu haver noel so, plazen, e quays planhen e pauzat. Pero per abuzio vezem tot jorn qu'om se servish en aquest dictat de Vers o de Chanso, et adonx quar es acostumat, se pot cantar qui . s vol en lo so del Vers o de la Chanso don se servish; laqual cauza permetem, majormen, per la greueza del so; quar apenas pot hom trobar huey cantre ni autre home que sapia be endevenir e far propriamen un so segon que requier aquest dictatz. Plaings deu tractar de lauzors de la cauza per la qual hom fay aytal plaing. Encaras deu tractar del desplazer qu'om ha e de la perda que . s fay per lo mescabamen de la cauza qu'om plaing."

 

 

La Pastorela

                  "Pastorela es us dictatz que pot haver VI., o VIII., o X. coblas o mays; so es aytantas cum sera vist al dictayre, mas que no passe lo nombre de trenta. E du tractar d'esquern per donar solas. E deu se hom gardar en aquest dictat majormen quar en aquest se peca hom mays que en los autres que hom no diga vils paraulas ni laias ni procezisca en son dictat a degu vil fag. Quar trufar se pot hom am femna e far esquern la un a l'autre, ses dire e ses far viltat o dezonestat. Pastorela requier tostemps noel so, e plazen e gay, no pero ta lonc cum Vers o Chanso; ans deu haver so un petit cursori, e viacier. E d'aquesta pagela son Vaquieras, Vergieras, Porquieras, Auquieras, Cabrieras, Ortolanas, Monjas et en ayssi de las autras lors semblans."  

 

Le Verse

          "Le Verse est un ouvrage en roman qui comprend de 5 à 10 couplets, avec une ou deux tornadas (envois). Les autres ouvrages peuvent de même avoir un ou deux envois. Le Verse doit traiter de morale; c'est pourquoi on lui donne le nom de Verse, qui équivaut à vérité; car, parler de morale, c'est plaider la cause de la vérité. Cependant ce nom peut dériver aussi de verto, vertis, qui veut dire en latin tourner ou virer. Dans ce sens, comme le mot Verse se dit de virer, on peut, dans cet ouvrage, non seulement traiter de morale, mais encore d'amour, de louange, ou de blâme, pour châtier. Car il se vire ou tourne d'un côté, quand il traite de morale, et d'un autre, quand il parle d'amour, de louange ou de blâme...                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      

          Le Verse doit avoir un son long et lent et nouveau, avec de belles et mélodieuses paroles, en montant et en descendant, avec de beaux passages et des repos bien  ménagés... Il faut encore observer que la mesure de chaque envoi doit être celle de la moitié du dernier couplet vers la fin..."                                                                        

 

 La Chanson

       "La Chanson est un ouvrage qui comprend de 5 à 7 couplets; elle doit traiter principalement d'amour ou de louange, en termes beaux, agréables et avec des idées gracieuses. Car on ne doit employer, dans la Chanson, aucune parole grossière, ni aucun mot vilain ou déplacé, puisque la Chanson doit traiter principalement d'amour et de compliments, suivant ce qui vient d'être dit; et qu'un homme amoureux doit se montrer courtois, non seulement dans ses actions, mais encore dans ses paroles et son langage. La Chanson doit avoir un son lent, ainsi que le Verse."

 

Le Sirventés

    "Le Sirventés est un ouvrage qui se rapproche du Verse ou de la Chanson en deux choses tout au plus;  l'une par rapport à la mesure des couplets et l'autre par rapport au son: par rapport à la mesure, il faut entendre qu'il peut avoir la mesure seule, sans les rimes ou avec  les rimes des mêmes mots, ou d'autres mots ayant des rimes semblables. Il doit traiter de blâme ou de satire générale pour châtier les sots et les méchants. Si l'on veut, on peut y traiter aussi de quelque fait de guerre."

Le Sirventés est un ouvrage qui plaît

Et se conforme en général

A un Verse ou à quelque Chanson

Quant aux couplets et à la mélodie...

 

La Tenson

           "La Tenson est une discussion ou un débat dans lequel chacun maintient et discute quelque parole ou quelque action. Cet ouvrage procède quelquefois par nouvelles rimées; alors elle peut avoir vingt ou trente couplets et plus; d'autres fois elle procède par couplets, et dans ce cas elle a de 6 à 10 couplets, avec deux envois, dans lesquelles les deux parties doivent élire un juge qui termine leur plaidoyer et leur tenson...

...Nous disons encore qu'il n'est pas nécessaire que cet ouvrage soit mis en chant; mais dans le cas où on le ferait sur la mesure du Verse, de la Chanson ou de tout autre  ouvrage qui se chante, on peut la chanter sur cet air ancien...

...On peut trouver cependant une différence entre la Tenson et le Partimen. Car dans la Tenson, chacun discute sa propre cause, comme dans un procès; mais dans le Partimen, on discute la cause et la question d'autrui. Malgré cela, on met souvent Partimen pour Tenson, et Tenson pour Partimen par abus de mot."

 

La Complainte

          "La Complainte est un ouvrage qu'on fait pour exprimer le grand déplaisir et le grand chagrin qu'on ressent de la perte ou du malheur d'une chose. Nous disons d'une chose en général, parce que de même qu'on peut se plaindre au sujet d'une femme, on peut se plaindre aussi pour d'autres choses, comme pour une ville ou cité détruite et renversée par la guerre ou par une autre cause. Cet ouvrage est de la mesure du Verse par rapport aux couplets; car il peut en avoir de 5 à 10. Il doit avoir un chant nouveau, agréable, et pour ainsi dire plaintif et lent. Cependant, comme nous voyons tous les jours que, par abus, on chante cette sorte d'ouvrage sur les airs de Verse ou de Chansons, on peut, puisque c'est l'usage, le chanter si l'on veut sur l'air du Verse ou de la Chanson qu'on a pris pour modèle. Nous donnons cette permission, principalement à cause de la difficulté du chant; car on a de la peine aujourd'hui à trouver un chanteur, ou quelqu'autre personne que ce soit qui sache faire un chant tel qu'il convient à cet ouvrage. La Complainte doit contenir les louanges de l'objet pour lequel on se plaint. Il doit traiter encore du chagrin qu'on ressent et de la perte qu'on a faite par la privation de l'objet qu'on regrette."

La Pastourelle

          "La Pastourelle  est un ouvrage qui peut avoir six, ou huit, ou dix couplets, ou plus, c'est-à-dire autant qu'il plaît à l'auteur, pourvu qu'il ne passe pas le nombre de trente. On doit y traiter de raillerie pour se réjouir. Il faut se garder, surtout dans cet ouvrage (car ce défaut y est plus commun que dans tout autre), de ne pas se servir de mots grossiers, ni d'expressions deshonnêtes et de ne pas y faire la peinture de quelque action indécente. Car un homme et une femme peuvent jouer et se railler l'un l'autre sans rien dire ni rien faire de grossier ni de déshonnête. La Pastourelle exige toujours un chant nouveau, agréable et gai. Il ne doit pas être aussi lent que celui du Verse ou de la Chanson; au contraire, il doit être un peu sautant et vif. De ce genre sont les Vachères, les Bergères, les Porchères, les Oyères, les Chevrières, les Jardinières, les Religieuses, et autres semblables."

 

          Au temps où Bernard introduit ce terme de "Chanso", il y avait un autre genre musical qui se désignait ainsi et qu'on appelait simplement "La Chanson": la Chanson de geste. La forme en est toute différente, beaucoup plus longue, et concernant le fond, ce genre célébrait des héros ou des saints, mais jamais la Dame aimée (genre dit épique). Par ailleurs, le mérite de Bernard de Ventadour est d'avoir différencié la Chanso du Vers, par son thème tout à la gloire de la Domna. Vers et Chanso sont différents par les sujets traités, la forme demeurant identique. Avec  Bernard de Ventadour, le genre C